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droit civil dans la fameuse université d’Alcala, et aussi pour se former aux grandes affaires à la cour de Madrid, qui, tout affaiblie qu’elle était et déjà sur son déclin, passait encore pour le centre de la politique européenne. On faisait alors le voyage d’Espagne comme un siècle auparavant on faisait celui d’Italie, et l’on ne croyait pas avoir achevé son éducation, si on ne savait la langue de Charles-Quint, de Philippe II et de Cervantes. La famille de Jules saisit donc cette occasion de l’arracher aux mauvaises habitudes qu’il avait prises depuis sa sortie du Collège Romain ; on le fit entrer au service de don Jérôme comme un de ses chambellans ou valets de chambre[1], et il quitta Rome à l’âge de dix-sept ans pour accompagner son jeune maître en Espagne. Ils y restèrent trois années.

Don Jérôme séjourna tour à tour à Madrid et à Alcala. Partout il traita avec une distinction bienveillante son jeune chambellan, et, pour le tirer de pair d’avec ses autres domestiques, il lui donnait un appartement séparé. Mazarin acquit en ces trois ans une parfaite connaissance du caractère espagnol, des mœurs du pays et de la langue qu’il écrivit et parla toute sa vie avec facilité. À l’université d’Alcala, il partagea les études de don Jérôme, avança rapidement dans les lettres, et fit déjà paraître le grand art de gagner les esprits et les cœurs de tous ceux qui l’approchaient. Il sut si bien s’emparer de la confiance et de l’affection des étudians, ses camarades, qu’il disposait en souverain de toute cette jeunesse ; mais si Mazarin travailla beaucoup à Alcala, il ne s’amusa pas moins à Madrid, et il y eut une aventure à moitié burlesque, à moitié sentimentale, qui mérite d’être racontée[2].

À Madrid, on jouait autant qu’à Rome ; la tentation était grande pour le seigneur Jules, comme on l’appelait ; il y résistait de son mieux, n’ayant pas beaucoup d’argent, craignant de perdre le peu qu’il avait, et n’ayant plus, en cas de malheur, la ressource d’engager ses habits et ses bijoux, comme il le faisait à Rome, parce que don Jérôme, qui le menait avec lui dans les belles compagnies, aurait été fort mécontent s’il l’avait vu tout à coup moins bien mis et moins paré qu’à l’ordinaire. Cependant, comme on ne peut éviter son destin, un jour il risqua au jeu le peu de monnaie qu’il avait pu rassembler, et il la perdit sur le premier coup de dé : cruelle disgrâce pour notre jeune homme, qui ne savait plus où donner de la tête et se disait avec mélancolie : Qu’est-ce que l’homme sans argent ?

  1. Benedetti : « In sua camerata. » Le mémoire anonyme : « Uno de’ suoi camerieri. »
  2. Benedetti y fait allusion sans paraître y croire, trouvant sans doute l’aventure au-dessous de son héros ; mais Paioli l’adopte sans difficulté, et le mémoire anonyme s’y arrête avec complaisance. Nous n’avons fait ici qu’abréger ce mémoire et quelquefois le traduire.