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où elle prit d’abord racine en arrivant de l’Inde, la canne a envahi tous les terrains cultivables, puis, s’élevant des bas-fonds, elle a enveloppé les coteaux, et de proche en proche gagné des hauteurs qu’on lui jugeait interdites pour toujours. Inaugurée de 1815 à 1822, cette culture occupait en 1856 près du quart de la superficie totale de l’île. Dans la seule période décennale de l’émancipation, la production a monté de 19 millions de kilogrammes à plus de 60 millions. Tout ce mouvement de production et de commerce est centralisé dans cent trente-cinq sucreries, vastes établissemens à la fois agricoles et industriels distribués entre les divers quartiers de l’île, dans la zone inférieure ; il en est plusieurs qui produisent tous les ans de un à deux millions de kilogrammes de sucre. Pour en arriver là, ces usines ont dû appliquer, avec une hardiesse d’initiative qui laisse bien en arrière les autres colonies, la science des ingénieurs et l’habileté des mécaniciens à l’installation et à la conduite des appareils les plus perfectionnés. Les hauts prix de 1857 ont favorisé le renouvellement du matériel, consolidant ainsi, mieux que par des bénéfices dont une part s’est évaporée en téméraires spéculations, le progrès industriel. L’histoire de cette transformation ayant été racontée ici même[1], disons seulement que le système primitif de cuisson à feu nu ne se soutient plus que dans trois usines, et que la lutte se resserre entre le système des basses températures dites de Wetzelle, avec ou sans turbines, et celui de la cuisson dans le vide, avec turbines, qui représente pour le moment le dernier terme des perfectionnemens dans la beauté des produits. Introduit depuis peu d’années, ce dernier système n’a pris possession que de sept ou huit usines, bien que, sortant de ses appareils, le sucre puisse entrer dans la consommation sans raffinage : c’est que le bénéfice ne paraît pas être en rapport avec le surcroît des dépenses. Même par les procédés ordinaires, la qualité du sucre de La Réunion le classe généralement au-dessus du similaire de nos autres colonies[2], et le profit est plus assuré.

De son côté, la culture a aussi accompli certains progrès, prélude et promesse de ceux qui restent à réaliser. La variété de canne autrefois universellement adoptée, dite blanche ou jaune de Java, ayant été atteinte en 1843 d’une maladie qui menaçait le pays d’une entière ruine, fut remplacée avec avantage par la rouge de Tahiti, jusqu’alors dédaignée comme trop difficile à manipuler et donnant

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1859, l’étude de M. Payen sur la Canne à Sucre et les nouvelles Sucreries coloniales.
  2. En 1838, la douane établissait pour les sucres de La Réunion les prix de 71 et 67 centimes le kilogramme, et pour les autres ceux de 67 et 60 centimes. D’après ces prix comparés aux prix de vente, et tout en tenant compte du raffinage, on peut juger de l’énormité de l’impôt qui frappe cette denrée.