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bras : il leur a reproché d’en employer à surface égale trois fois plus que du temps de l’esclavage. Tout au moins la puissance numérique et réelle de la main-d’œuvre se trouve-t-elle aujourd’hui beaucoup plus forte que dans le temps où les propriétaires se tenaient pour contens. En 1858, on comptait cinquante-trois mille engagés, nombre presque égal à celui des esclaves en 1848 ; mais ils représentaient une force double au moins, car il n’y avait parmi eux qu’un dixième de femmes, et presque pas d’enfans ni de vieillards. Il est resté d’ailleurs environ quinze mille noirs sur les habitations. Aussi les plantations de cannes ont-elles plus que doublé en huit ans[1], et les récoltes, excitées par le guano et manipulées par les machines, ont plus que triplé. Quelle culture ou industrie en France peut se vanter de pareils progrès ? Ici chacun se résigne à mesurer ses spéculations sur la main-d’œuvre dont il dispose.

D’autres considérations invitent à une juste méfiance même envers l’immigration asiatique. Si elle enrichit La Réunion, elle l’inquiète et la scandalise encore plus. À aucune époque, lit-on dans les journaux de la colonie aux heures de confession publique, même dans les plus mauvais temps de l’esclavage, le pays n’eut à gémir de forfaits si nombreux et si divers que depuis l’immigration indienne. L’assassinat paraît être à l’ordre du jour parmi ces castes aux instincts farouches ; devant les attentats où le sang est versé, on ne songe plus aux vols, aux révoltes, aux incendies. De telles mœurs éveillent bien justement au sein de la population créole une légitime terreur, que ne dissipent pas les châtimens, quelque prompts et sévères qu’ils puissent être en un pays où n’est pas admis le pourvoi en cassation contre les arrêts de la justice criminelle. Tous les trois mois, des condamnations à mort sont prononcées contre les Indiens ! Les crimes se préparent dans les orgies du vice. Il suffit de dire que les convois se composent d’hommes pour les neuf dixièmes, d’un dixième seulement de femmes, pour entrevoir quels désordres couvre ce régime. Ce n’est pas que les femmes indiennes refusent de suivre leurs maris, leurs pères et leurs frères, puisqu’à Maurice elles comptent pour un tiers de la population immigrante, proportion à peu près normale ; mais à La Réunion elles sont repoussées comme étant moins propres au travail, sujettes à des infirmités, à des maladies, au nombre desquelles se comptent les grossesses et les accouchemens. Les enfans forment une non-valeur et un embarras.

Appréciée avec impartialité, l’immigration fait regretter que les maîtres n’aient point renouvelé, à la fin de 1850, les efforts qui leur avaient valu deux ans de collaboration à peu près régulière de la part

  1. En 1849, la canne à sucre couvrait 24,082 hectares, surface portée à 55,881 en 1856. — En 1849, la totalité des cultures s’étendait à 62,196 hectares ; en 1856, elles atteignaient 91,628 hectares.