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l’esclavage faisait croire réfractaires à l’enseignement, pénètrent aisément les sciences et les arts qui dérivent de la sensation : le dessin, la géométrie, la mécanique, la musique, les langues. Les écoles sont très fréquentées par les élèves, qui s’y rendent quelquefois de fort loin, et l’on a vu dans celles du soir d’anciens esclaves septuagénaires venir, avec une curiosité juvénile et une ardeur virile, s’exercer à la lecture et à l’écriture, qui devaient les rendre dignes du titre de citoyens. Le jargon nègre fait place à un français moins incorrect. Avec le niveau moral s’élève le niveau intellectuel, et l’on voit des jeunes gens de couleur entrer dans le lycée de l’université, dans le collège des jésuites. Au sortir des classes, ils trouvent aisément à se placer dans les bureaux, les magasins, dans tous les états qui demandent l’activité du corps et de l’esprit, et ils y font aux créoles une sérieuse concurrence.

Ce mouvement remarquable serait un bienfait pur de tout mélange, s’il n’enlevait à l’agriculture et aux campagnes des contingens trop nombreux de générations nouvelles, contrairement à leur propre intérêt et à celui de la colonie. Pour combattre cette tendance, des arrêtés officiels ont prescrit dans les écoles le travail manuel ; la chambre d’agriculture a voté l’apprentissage obligatoire : tentatives qui ne peuvent à leur tour être louées sans réserve, parce qu’on ne s’est pas inquiété de laisser une marge suffisante à l’instruction. La presse locale n’obéit-elle pas à quelque arrière-pensée peu libérale quand, sous prétexte de commenter les arrêtés officiels, elle reproche vivement aux frères de la doctrine chrétienne d’exciter outre mesure la pensée dans le cerveau des jeunes noirs, de leur inspirer une ambition subversive, d’en faire de dangereux et inutiles savans ? On a entendu un gouverneur, qui visitait, il y a quelques années, des écoles primaires, s’étonner de trouver les enfans noirs portant casquette, cravate et souliers, et s’en plaindre vivement comme d’une atteinte aux vieilles et respectables traditions de l’île : un tel déclassement menaçait la société dans ses bases ! Que ces bases fussent changées depuis l’émancipation, il ne s’en inquiétait pas ! Le véritable esprit de progrès sanctionne ces réformes, qu’il voudrait compléter par l’établissement d’écoles au sein même des campagnes, à portée des populations rurales, où l’enseignement se combinerait avec de petites cultures dont les maîtres eux-mêmes montreraient la théorie et la pratique dans une intelligente répartition entre les travaux de l’esprit et ceux du corps. Il est curieux de constater qu’un spécimen de cette alliance a été réalisé par une corporation de femmes et filles négresses qui ont fondé, sous la conduite d’une dame créole, un établissement dans le bassin de la Rivière des Pluies, et ont montré par leur propre