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du vieux rimeur, et Sept-Épées les trouva beaux, ce qui fit grand plaisir à Tonine. Le vieux parrain les écouta aussi, ne les comprit guère, mais les déclara très jolis, craignant de passer pour une bête s’il était d’un autre avis que « sa princesse ; » seulement il se persuada qu’il en ferait bien autant s’il voulait, mais il ne voulut pas.

Tonine et Lise répandirent les chansons en les vantant beaucoup ; puis il leur vint une idée, qui fut de les faire envoyer sous enveloppe, par Gaucher, au journal des petites affiches de la ville, où quelquefois elles avaient lu les élucubrations des poètes de la localité, lesquelles ne leur avaient pas toujours paru bien belles, et qu’on imprimait quand même. Le samedi suivant, elles trouvèrent avec joie une des chansons de leur poète dans la feuille hebdomadaire. Ce fut pour les ouvriers de la Ville-Noire la consécration du talent d’Audebert, et Tonine imagina encore de lui faire préparer un petit triomphe pour sa rentrée dans les ateliers. Deux ou trois jeunes gens, qui avaient du goût pour chanter, apprirent ses vers, et se mirent à les entonner en chœur quand il parut. De l’atelier où travaillait Tonine avec ses compagnes, des voix de jeunes filles répondirent le second couplet. Audebert fondit en larmes, et tout le monde attendri vint lui donner des poignées de main. Les garçons lui offrirent le vin de la bienvenue. On chanta beaucoup, on s’exalta un peu, et on ne travailla guère ce jour-là ; mais le lendemain Audebert, jaloux de prouver qu’un poète n’est pas nécessairement un paresseux, se mit à l’ouvrage avec ardeur, et en sortit le soir plein d’idées poétiques qu’il lui tardait d’écrire.

Toutefois le bon vieillard n’accepta point sa gloire sans quelques soupirs de regret. C’était pour lui comme un pis-aller, comme un petit sentier qui côtoyait la grande route rêvée. Il avait les préjugés de beaucoup de ceux de sa caste contre les beaux-esprits, et en revenait toujours à dire que ce n’était pas là le fait d’un homme sérieux et utile.

Gaucher, qui avait un grand bon sens dans sa simplicité, lui dit :

— Consolez-vous, les vers qu’on chante me paraissent grandement utiles, à moi qui ne sais pas lire beaucoup dans les livres, et je ne suis pas le seul. C’est de la morale qui nous vient toute mâchée, et qui nous entre dans la tête sans que nous nous en apercevions. Ça dit beaucoup en peu de mots, ça va partout, et ça reste où ça va. Ça console souvent, ça apprend à voir et à sentir ce qui est beau et ce qui est bien. D’ailleurs il n’y a d’utile que ce qui est très clair et très bien dit. Vos systèmes pouvaient être bons, mais tout le monde ne les comprenait pas. Peut-être, sans vous offenser, qu’il y manquait par-ci par-là quelque petite chose, tandis que rien ne manque