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fallait pas lui parler de changer. Avec un mot, vous le décidez, vous ! Ça ne devrait pas m’étonner, car moi, qui devenais fou hier matin, me voilà comme dans le ciel aujourd’hui… Et si mon parrain demeure auprès de vous, je vous verrai donc tous les jours !…

— Oui, répondit Tonine ; mais, vous savez, en camarade et en frère !… Pas d’autres idées entre nous ! Plus je vois comme votre existence est difficile à arranger, moins j’ai envie de changer la mienne, qui va toute seule, comme un ruisseau dans un pré.

Tonine laissa Sept-Épées plein de courage et d’espérance. Quoi qu’elle pût lui dire, il se flattait de ne pas attendre bien longtemps un pardon complet. Il avait de l’amour-propre, et pouvait en avoir, étant beau, bien fait, intelligent et très aimable quand il se sentait le cœur gai. Et puis Gaucher était là pour lui dire que Tonine l’aimait plus qu’elle ne voulait en convenir, et que ce qu’elle en faisait n’était qu’une épreuve où il entrait peut-être bien un peu de coquetterie. Du moins c’était l’idée de Lise, et Gaucher croyait sans examen tout ce que croyait sa femme.

Bien peu de jours après, le père Laguerre fut installé dans une assez bonne chambre, attenant à une pareille, destinée à Sept-Épées, juste au-dessous de celle que Tonine louait chez la Laurentis, une femme très propre et très honnête. C’est Tonine qui se chargea avec son hôtesse de surveiller le déménagement de Laguerre et de Sept-Épées, ainsi que de ranger leur petit ménage. Tout y était en fort mauvais état par suite de l’économie du parrain et de l’insouciance du filleul. Lise vint leur donner un coup de main, et un beau soir Sept-Épées fut tout surpris d’entrer dans un logement où tout paraissait neuf, tant les nippes étaient bien reprisées, et les meubles nettoyés et reluisans. Le modeste souper fut servi dans de la vaisselle non ébréchée, et le parrain déclara qu’on trouvait le vin meilleur quand le verre était clair et bien rincé. C’était une grande dérogation à ses habitudes sauvages et dures. Il paraissait vouloir tourner tout d’un coup au sybaritisme. Il y avait bien là-dedans un peu de vengeance contre son ex-hôtesse, avec laquelle il s’était fâché tout rouge pour une chatte voleuse de lard, vieille compagne qu’il aimait beaucoup et que la dame avait fait méchamment disparaître ; mais il y avait aussi de l’influence étonnante de Tonine. Elle l’avait pris par son amour-propre. — Comment se fait-il, lui avait-elle dit un matin en entrant chez lui pour lui donner des nouvelles d’Audebert, qu’un homme propre, un vieillard sain et distingué comme vous, vive dans un pareil taudis ? C’est la négligence des gens dont vous êtes pensionnaire qui vous fait passer pour avare et crasseux. Il ne faudrait qu’un peu de cœur et d’amitié autour de vous pour vous donner l’air qui convient à un maître ouvrier, l’un des plus considérés de la Ville-Noire. Si vous étiez chez nous, ce n’est pas la