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La France a déjà fait une fois cette expérience terrible : si elle avait pu en oublier les enseignemens, un de ses grands historiens les lui rappelle aujourd’hui en traits de flamme. Le dix-septième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire vient de paraître : c’est le récit de la campagne de France et de la première chute de Napoléon. Nous n’avons pas à louer ici les qualités que l’on est habitué à rencontrer dans toutes les parties du grand ouvrage de M. Thiers. C’est toujours la même fidélité scrupuleuse et minutieuse à la vérité historique, la même connaissance des documens diplomatiques, la même intelligence des combinaisons militaires, et cet art consommé de composition qui répand l’ordre et la lumière dans toutes les parties d’une narration si vaste et si compliquée. Cette fois les facultés de l’historien sont excitées et agrandies encore par la nature dramatique du sujet. Nous ne parlerons point de cette prodigieuse campagne de 1814 : M. Thiers la retrace avec tant d’exactitude et d’enthousiasme que, malgré l’accablante réalité du dénoûment connu, on s’y dérobe par l’illusion du récit, et l’on se prend à espérer que cette activité colossale, que cette vigueur surhumaine, que cette puissance du génie qui a eu le plus d’empire sur les forces matérielles, finiront par l’emporter sur les fatalités qu’elles ont déchaînées, et refouleront hors de la France l’inondation étrangère qu’elles y ont amenée. Mais ce qui éclate surtout dans ce brûlant volume, c’est la moralité tout entière qui se dégage du règne de Napoléon. Napoléon aurait pu épargner l’invasion à la France, s’il eût voulu renoncer aux frontières naturelles et accepter les limites de 1790. M. Thiers l’absout d’avoir joué cette partie désespérée plutôt que d’accepter les conditions du congrès de Châtillon, et pense avec son héros qu’il ne pouvait pas régner sur une France plus petite que celle qu’il avait arrachée au directoire, et que la république lui avait laissée. L’excuse serait valable, s’il n’y avait eu en jeu que l’honneur et la fortune d’un homme, ou bien si la nation dont on livrait l’existence à ces hasards horribles eût été consultée et eût accepté le sacrifice ; mais Napoléon ne tint compte que de sa fierté. Jusqu’au dernier moment, il laissa la France ignorante et lui ravit la décision de sa destinée. Quand à la fin de 1813 il demanda au corps législatif une nouvelle moisson d’hommes, il ne voulut pas lui laisser connaître les propositions magnifiques que l’Autriche nous avait adressées de Francfort, et ne lui communiqua que des documens incomplets et dénaturés. À Arcis, au milieu du feu, avec une franchise effroyablement ironique et un accent de Titan foudroyé qu’on croirait appartenir au Richard III de Shakspeare, Napoléon, causant avec le général Sébastiani, laissa échapper l’aveu qui accuse tout son règne. « Eh bien ! général, lui demanda-t-il, que dites-vous de ce que vous voyez ? — Je dis, répondit le général, que votre majesté a sans doute d’autres ressources que nous ne connaissons pas. — Celles que vous avez sous les yeux, et pas d’autres. — Mais alors comment ne songez-vous pas à soulever la nation ? — Chimères, répliqua Napoléon, chimères