Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/758

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une sécurité constante, elles sont avides de confiance. L’opinion est pour elles comme la colonne lumineuse qui conduisait les Hébreux dans le désert. L’opinion européenne a possédé pendant quarante ans, sauf de courtes intermittences, deux grandes bases de sécurité dans les affaires internationales : d’abord le concert européen, ensuite l’alliance occidentale. Une difficulté internationale venait-elle à éclater ? On se disait : « Elle sera arrangée par le concert européen, » et des deux côtés de la Manche on ajoutait : « Si la France et l’Angleterre s’entendent et agissent ensemble, nous n’avons rien à craindre ; qu’importent le mauvais vouloir ou même la résistance des autres puissances ? » C’est à la faveur de cette sécurité que nous avons acquis en, de longues années de prospérité cette richesse nationale qui est le principal levier de notre force. Il serait douloureux et dangereux qu’elle vînt à nous manquer, et que nous fussions condamnés à nous en passer longtemps.

Il ne nous siérait point, à nous qui n’avons pas été partisans de l’annexion de la Savoie, de demander si l’acquisition de cette province sera un dédommagement suffisant du trouble moral auquel nous nous sommes exposés. Nous avons été seuls de notre avis. Henri Heine s’écriait un jour qu’il pourrait se faire voir pour de l’argent parce qu’il avait connu Chamisso ! Nous pourrions presque en dire autant et faire montre de notre opinion, tant elle est demeurée isolée, comme d’une curiosité singulière. « Périsse la Savoie plutôt qu’elle ne brouille la France et l’Angleterre ! » disait M. Bright il y a un mois. Nous n’allions pas aussi loin que le véhément orateur. Nous nous contentions de dire : « Que la Savoie reste ce qu’elle est plutôt que de devenir recueil de l’alliance occidentale ! » M. Bright a trouvé grande faveur en France parmi les chaleureux partisans de l’annexion, et nous ne méritons pas d’être plus maltraités que lui, car c’est sur les intérêts qui ont inspiré M. Bright que notre opinion était fondée. Comme lui, nous voulions le maintien de la sécurité que nous donnaient l’alliance anglo-française et le développement pacifique et confiant des échanges commerciaux entre les deux peuples. Nous sommes en outre, si l’on nous le permet, de l’école de Richelieu ; nous avons retenu ce conseil parmi les immortels avis que le grand cardinal donnait à Louis XIII après son triomphe de La Rochelle : « Et au lieu que cette nation (l’Espagne) avait pour but d’augmenter sa domination et d’étendre ses limites, la France ne devait penser qu’à se fortifier en elle-même. » Nous d’ailleurs qui avions suivi dès l’origine ce que l’on a appelé le mouvement annexioniste de la Savoie, nous avions remarqué que les apôtres que l’annexion avait trouvés en Savoie étaient ceux des Savoisiens qui, par leurs opinions politiques et par leurs antécédens, étaient le plus contraires à l’esprit français. Chose curieuse, grâce au change donné ainsi par le parti rétrograde, c’étaient les libéraux savoisiens, les vrais Français dans le sens politique du mot, qui combattaient l’annexion. Menacés ridiculement aujourd’hui par leurs adversaires triomphans,