Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/742

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

S’il vous laisse une impression profonde, de quelque nature qu’elle soit, il est sincère et peut revendiquer les privilèges de l’art ; mais si l’impression qu’il vous donne, au lieu de rappeler à votre esprit la devise adoptée par Rousseau : intùs et in cute, vous avertit que l’auteur n’a eu d’autre intention que celle de vous procurer un chatouillement banal et à fleur de peau, détournez-vous et jetez le livre au feu : il ne vaut rien.

En insistant sur cette question, nous avons eu un double but. On accuse volontiers la critique de méconnaître les intérêts de l’art, de les sacrifier aux intérêts d’une morale hypocrite et de convention ; nous avons voulu que les principes mêmes de l’art vinssent se prononcer, contre les rapsodies dont on nous inonde, plus sévèrement encore que la morale, qui après tout n’a pas grand’chose à perdre dans la question. Ce n’est pas la morale qui sort la plus blessée de ces élucubrations nouvelles, c’est l’art. En second lieu, nous avons voulu montrer que l’art véritable est toujours inséparable d’une certaine moralité, moralité latente en quelque sorte, instinctive, non formulée et ne pouvant se convertir en formules, mais qui se trahit et se révèle extérieurement, à peu près comme la pudeur de l’âme se révèle par la rougeur du front. Cette moralité est vivante et non dogmatique, et le lecteur peut l’ignorer comme l’homme sain ignore la santé dont il jouit ; mais l’intelligence et le cœur la respirent et l’absorbent avec l’émotion ressentie.

Ces réflexions ne peuvent cependant me dispenser d’insister sur les récriminations plus ou moins acerbes dont M. Ernest Feydeau croit devoir assaisonner ses romans depuis le succès de Fanny. Ce succès n’a pas été un baume assez puissant pour calmer les ressentimens qu’ont excités chez l’auteur les protestations isolées de quelques critiques. M. Feydeau n’aime pas les minorités, il voulait être élu grand romancier comme les rois de Pologne étaient élus rois, à l’unanimité. Malheureusement la diète polonaise n’est plus qu’un souvenir historique, et de son vivant, ainsi que le sait M. Feydeau, la touchante unanimité que recommandaient ses statuts ne fut jamais que le résultat d’une lassitude générale et qu’une sorte de trêve du diable entre gens las de s’égorger. Quant à la république des lettres, dont la constitution a varié tant de fois, qui a été tantôt une oligarchie exclusive fondée sur le suffrage privilégié et sur la franc-maçonnerie du patriciat, tantôt une démocratie capricieuse et orageuse, tantôt une dictature temporaire consentie par le suffrage universel, elle n’a jamais connu, sous aucune de ses formes diverses de gouvernement, cette législation bizarre de la diète polonaise. Il faut que nos modernes conteurs en prennent leur parti. Les droits des minorités sont négatifs, mais réels ; par exemple, elles