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ces droits dont vous vous étiez audacieusement emparés, dont les plus grands poètes n’ont usé qu’en tremblant, et que la critique même la plus débonnaire n’a jamais reconnus que sous bénéfice d’inventaire ? Où est la verve qui devait désarmer les juges moroses et faire enrager les malveillans ? Où est la beauté qui devait plaider pour le péché commis ? Où est la passion qui devait triompher de la morale en la faisant oublier ? Verve, passion, beauté, sont absentes. Vos œuvres sont inexcusables, car elles sont maussades, laides et froides. Celle-ci a l’air d’une gageure, celle-là d’une imitation de parti-pris, telle autre ressemble à une mauvaise plaisanterie. Ainsi, quelle que soit la doctrine critique qui vous jugera, vous ne pouvez être absous, car la morale condamne vos tentatives, et l’art condamne votre maladresse.

Maintenant nous pouvons rompre la neutralité que nous avions gardée entre les deux doctrines critiques. L’art est-il aussi distinct de la morale que le prétendent quelques personnes, et ne condamne-t-il pas ce que la morale repousse ? J’ai souvent réfléchi sur cette question, et ma conclusion a invariablement été celle-ci : que les blessures faites à la morale étaient toujours une preuve de la médiocrité de l’artiste. Il n’y a d’audaces immorales que les audaces sans naïveté, il n’y a d’œuvres coupables que les œuvres superficielles. L’artiste peut tout oser à la condition d’oser avec sincérité et profondeur, il peut choisir le sujet qui lui plaira ; mais, s’il prend ce sujet comme un jeu d’esprit, comme un divertissement frivole, il est perdu. La donnée qu’il a choisie sera nécessairement immorale, s’il la traite superficiellement ; elle sera nécessairement morale, s’il la traite avec profondeur, car il aura arraché à la vie un de ses secrets. Il n’y a pas de donnée, si scabreuse qu’on l’imagine, qui ne puisse faire sur l’esprit du lecteur ou du spectateur une impression bienfaisante, pour peu que l’artiste soit resté fidèle à la vérité, et qu’il ait ressenti fortement l’horreur des passions qu’il ose peindre. L’enseignement moral qui sort de telles œuvres n’est pus direct sans doute comme l’enseignement qui sort d’un apologue ou d’une parabole ; il est obscur et enveloppé comme les enseignemens de la vie et les oracles de la nature. Leurs préceptes sont les émotions qu’elles nous donnent, leurs exhortations sont les images qu’elles font passer sous nos yeux.

Parmi tous les illustres exemples que nous présente de cette vérité l’histoire de la littérature, nous n’en choisirons qu’un seul, le plus grave et par cela même le plus concluant de tous. Connaissez-vous un certain livre intitulé le Satyricon, qu’on pourrait justement appeler le chef-d’œuvre de la littérature coupable ? L’auteur était un simple libertin ; il se nommait Petronius Arbiter, chevalier romain