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NOUVELLE THÉORIE D’HISTOIRE NATURELLE.

Nous pouvons d’autant moins suivre dans leur succession naturelle les formes organiques, depuis l’origine de la création jusqu’à nos jours, que des exterminations répétées ont frappé un très grand nombre d’êtres à toutes les périodes ; nous ne les connaissons que très imparfaitement par les restes fossiles, et nous sommes encore incapables de reconstituer, dans un ordre à la fois rationnel et historique, les grandes séries animales et végétales. Nous voyons souvent apparaître dans les couches terrestres des groupes entiers d’êtres qui n’ont aucun rapport, aucune affinité organique avec ceux qui remplissent les couches plus anciennes ; mais ce n’est pas la nature qui est ici en défaut, c’est la science qui n’est encore qu’au début de ses observations, et commence à peine à démêler les premiers linéamens de l’histoire du passé. Qui oserait affirmer que les crustacés et les mollusques du terrain silurien ont été les premiers habitans de notre planète ? Une pareille idée a quelque chose de si absurde, qu’il n’est pas nécessaire de la réfuter.

Les objections, comme on le voit, qu’on peut élever contre la doctrine de la transformation progressive du règne animal et végétal sont tirées surtout de notre ignorance même. Le temps et les progrès de la science contribueront sans doute à en atténuer de plus en plus la portée. Cette doctrine invoque au contraire en sa faveur un certain nombre d’observations positives énumérées avec une très grande habileté par M. Darwin. Il y a dans la nature animée une tendance à la variabilité en même temps qu’à la conservation : la lutte perpétuelle de ces deux influences imprime aux formes organiques des caractères qui se modifient d’âge en âge. L’homme, en créant des races, ne fait que tirer profit de cette tendance à la variabilité, en permettant qu’elle s’exerce à l’aise et sans perturbation ; mais la nature, arrive à des résultats tout semblables en obligeant les êtres animés à lutter sans cesse entre eux pour obtenir leur subsistance. Cette lutte est si pressante que toute modification dans les organes, les instincts, les formes, qui peut devenir un gage de victoire, se propage avec rapidité. La nature opère ainsi, tout comme l’homme, une sélection entre les divers représentans du même type ; seulement elle agit éternellement, tandis que l’homme ne dispose que d’un jour. Aussi, tandis que l’homme n’arrive pas à créer de véritables espèces, la nature a pu, dans la série indéfinie des âges, modifier profondément tous les organismes et marquer un trait d’union entre les êtres les plus inférieurs et ceux qui occupent les rangs les plus élevés dans le règne animal. Elle n’a rien fait par bonds (natura non facit saltum) ; disposant de l’infinité du temps, elle a accumulé les variations partielles, multiplié les nuances et traversé l’un après l’autre tous les degrés qui séparent l’inertie absolue de la sensibilité la plus exaltée, la passivité de la liberté, l’instinct de l’intelligence.