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valeur de ses ouvrages, elles présentent peu d’intérêt. Ces retours extrêmes ne sont pas rares chez les indifférens : le monde les exige, ils sont presque commandés par la bienséance ; mais quelles qu’aient été les convictions de Léonard pendant la dernière année de sa vie, elles ne peuvent modifier le jugement qu’on doit porter sur sa personne, comme elles n’ont eu aucune influence sur le développement de son génie, et je préfère insister sur la bonté de son cœur, qui n’avait pas attendu les dernières heures pour se montrer, mais dont son testament donne d’éclatans témoignages. Il dispose d’une partie de sa fortune en faveur des pauvres, et il partage le reste entre son fidèle Melzi et son élève Salaino.

Le visage de Léonard[1] ne dément pas ce que nous connaissons de son caractère. Il exprime la bonté, beaucoup d’intelligence et de pénétration, trop de finesse, la tranquillité d’un esprit sans ardeur, mais juste, précis, admirablement équilibré. Spectateur impassible du monde extérieur et de l’âme humaine, en sa double qualité de savant et d’artiste, il scruta plus profondément que personne de son temps les secrets de l’un, les mystères de l’autre. Il n’eut n vices ni grandes vertus. Épicurien dans le sens le plus noble de ce mot, il se complut dans les jouissances raffinées de l’intelligence et des sens. Dans son art, la puissance d’observation dont il était doué, le sentiment exquis qu’il avait de la beauté, lui permirent d’accomplir des prodiges d’exécution qui n’ont jamais été surpassés, et Vasari, d’ailleurs si peu juste à son égard, le loue dignement lorsqu’il dit que « personne n’a jamais fait tant d’honneur à la peinture. » Néanmoins, clairvoyant pour tout ce qui était de la pensée, il ne pénétra pas aussi avant dans le monde moral. Les œuvres de Léonard, élevées et parfaites, étonnent, captivent et troublent, mais sans remuer les profondeurs de l’âme ; elles n’ébranlent pas autant ni de la même manière que la Vision d’Ezéchiel du Sanzio, ou que les Sibylles de Michel-Ange. Fuis les orages, ce mot qu’on lit en tête de l’un de ses manuscrits donne la clé de son caractère et de sa vie, et il explique ce qui lui manque. Léonard ne connut jamais ces tempêtes du sentiment et du cœur dont les éclairs sont des lueurs divines, et les tonnerres des paroles sacrées. Et tandis que j’étudiais ce vaste et singulier génie, les fortes paroles de Goethe me revenaient sans cesse à la mémoire : « Celui qui n’a jamais arrosé de ses larmes le pain qu’il mange, celui qui, le cœur plein d’angoisse, n’est pas resté, pendant de longues nuits d’insomnie, tristement assis sur son lit, celui-là ne vous connaît pas, puissances célestes ! »


CHARLES CLEMENT.

  1. Aux Offices de Florence, à l’huile ; — à la sanguine, dans la collection royale de Londres ; — idem, presque de face, à l’académie de Venise.