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de combats. Quand une marine s’appuie sur une pareille base, elle peut bien avoir à redouter de passagères éclipses ; elle ne peut périr. Elle s’impose au pays comme une nécessité sociale tout autant que comme une nécessité politique. Le cardinal Fleury lui-même, si épris qu’il pût être des douceurs de la paix et des bienfaits d’une étroite économie, eût abattu les fortifications de Lille ou de Strasbourg avant d’oser porter atteinte à la constitution de ce grand corps, qui se croyait fermement le premier boulevard de la France. Il laissait pourrir les vaisseaux, se vider les magasins ; il tenait pour sacrés les privilèges du corps royal de la marine.

Nous ne verrons pas renaître un pareil esprit : de nos jours, la marine doit se résigner à ne plus être qu’une branche de l’armée[1]. Quelques charges accablantes, faiblement compensées par d’insuffisantes pensions, sont à peu près tout ce qui reste aux gens de mer de la position exceptionnelle que leur avaient faite les institutions de Colbert. Il n’en est pas moins vrai que lorsque vous aurez donné à notre flotte un bon corps d’officiers, vous aurez plus fait encore pour ses succès futurs que si vous aviez grossi son effectif de plusieurs vaisseaux. Quel est le but que je me suis proposé en commençant le travail que doivent terminer ces réflexions ? J’ai cherché dans mes souvenirs les enseignemens qu’il pouvait être utile d’offrir à nos futurs hommes de mer. C’est dans cette jeune élite recrutée chaque année que je veux voir avant tout la force de la marine française. Tous ces compagnons d’armes auxquels j’ai survécu lui crieront avec moi du fond de leur tombeau : Courage et patience ! vous avez l’avenir devant vous. Ne vous laissez pas effrayer par ce que nous avons souffert. Nous sommes venus dans une époque ingrate où tout semblait nous trahir à l’envi, tout, jusqu’aux vaisseaux qu’on nous mettait sous les pieds. Dans de meilleures circonstances, nous vous eussions laissé des exemples non moins rassurans que ceux qui nous avaient été légués à nous-mêmes par les héros de la guerre d’Amérique, car plusieurs d’entre nous étaient, de vrais marins, des marins comme peu de gens le seront aujourd’hui. C’est parce que nous avons senti quelle énergie inspire, quelles ressources suggère au moment du danger la longue pratique de l’élément sur lequel on doit manœuvrer et combattre, que nous avons le droit de vous prémunir

  1. . Il existe cependant encore en Europe une monarchie militaire où la marine est restée l’objet d’une sollicitude qui se manifeste chaque année par de nouveaux bienfaits. Ce n’est pas le développement matériel de la marine russe que nous aurions intérêt à étudier, mais bien plutôt les dispositions éminemment libérales par lesquelles le grand-duc Constantin s’est efforcé d’améliorer le sort de la grande famille à la tête de laquelle la confiance de l’empereur l’a placé. Il se publie depuis plusieurs années à Saint-Pétersbourg, sous le patronage même du prince, un recueil périodique qui s’est proposé pour modèle nos anciennes Annales maritimes. Il est fâcheux que ce recueil si digne d’intérêt demeure, sous son enveloppe slave et faute d’un traducteur, lettre close pour nous.