Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre rôle eût cessé d’avoir la même dignité et le même intérêt, si la science de la manœuvre eût été notre profession tout entière, si elle en eût même été la partie essentielle. La vapeur, Dieu merci, ne nous avait retranché que la moitié de notre domaine ; il nous restait la science qui ne s’acquiert qu’au prix de longues épreuves, et sans laquelle tous les progrès de l’art naval ne garantiraient pas longtemps la frêle existence de ces navires rapides que n’arrêteront désormais ni la nuit ni les tempêtes. Cette science, on l’a nommée : c’est celle de la navigation.

Naviguer aujourd’hui, c’est se porter, quel que soit le vent qui souffle, sur les côtes les plus dangereuses, c’est s’avancer à tâtons dans des canaux sinueux, c’est passer de longues nuits en proie à des doutes cruels, ou courir résolument devant soi en fermant les yeux au péril. Les précautions qu’autorisait la marine à voiles ne sont plus de saison. En avant ! en avant toujours ! Il n’y a plus avec la vapeur d’excuses pour ne pas partir ou pour ne point arriver. Ne vous laissez donc pas persuader que la vapeur a pu aplanir tous les chemins, apaiser toutes les tourmentes, qu’il suffit aujourd’hui d’être savant, et qu’il est devenu inutile d’être marin. Je ne dédaigne pas, Dieu m’en préserve, une marine instruite ; mais je veux avant tout une marine aguerrie. Quelle marine eut plus d’instruction que la marine espagnole vers la fin du siècle dernier et fut moins préparée à braver les hasards des combats ou la colère des élémens ? A la même époque, la France soutenait presque seule la lutte où elle avait l’Angleterre pour ennemie et l’Espagne pour alliée. Elle avait subi, quelques années auparavant, de grands désastres. Pour se mettre en mesure d’engager une nouvelle guerre, il lui avait fallu obérer ses finances et vider ses arsenaux. Heureusement elle avait conservé cet excellent corps d’officiers au milieu duquel j’ai vécu, ce corps tout imbu des traditions d’une profession héréditaire, qui ne perdait jamais de vue les flots de l’Océan, qui naissait, grandissait, mourait sur des côtes constamment battues de l’orage, et, depuis près de deux cents ans, répétait avec orgueil le dicton de la vieille Armorique : la mer est aux Bretons. Avec de pareils élémens, la restauration de la marine française était facile. Les officiers de vaisseau n’étaient pas seulement, avant la révolution, des officiers : ils étaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, les membres d’une grande corporation militaire engagée d’honneur envers le souverain et envers le royaume à protéger nos colonies et à défendre nos côtes. L’histoire de la marine française sous les derniers règnes de la monarchie ne serait autre chose que l’histoire de la noblesse provençale ou bretonne. Pour cette vaillante chevalerie maritime, la guerre était un incident qui se représentait à intervalles presque réguliers. Il y avait peu de capitaines qui ne comptassent quatre ou cinq campagnes et autant