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dieux. Il ne s’y hasarda point : il voulait qu’une flotte supérieure à celle de l’ennemi couvrît le passage qu’il allait tenter. Les combinaisons par lesquelles il préparait en silence ce grand résultat ont excité l’admiration de tous les hommes de guerre. Dans ces combinaisons, le rôle principal n’était pas réservé à l’armée de Boulogne ; il appartenait aux flottes de Villeneuve et de Gantheaume.

À tort ou à raison, l’empereur considérait la suprématie navale de l’Angleterre comme incompatible avec la grandeur et la sécurité de la France. Ce fut cette suprématie qu’il alla poursuivre dans la péninsule ibérique, en Allemagne, en Hollande, et jusqu’au-delà du Niémen et de la Vistule. Que ne se borna-t-il à consacrer à la restauration de notre marine la prodigieuse puissance de travail dont nos archives ont gardé de tous côtés la trace ! Mais l’empereur ne pressentait que trop bien les lenteurs et les difficultés de cette tâche, qu’il demandait aux plus fatales inspirations de son génie d’abréger. Les premiers élémens d’une marine, les matelots et les officiers, lui manquaient. Supposons un instant qu’en 1806 la situation eût été ce qu’elle est aujourd’hui, que l’ancien matériel naval fût tout à coup devenu inutile, que les deux flottes eussent été par conséquent à refaire sur nouveaux frais, que dans une très large proportion, le matelot eût pu, à bord de ces vaisseaux ramenés aux conditions des antiques galères, être avantageusement remplacé par de vieux soldats aguerris[1] ; supposons enfin que les plans de campagne et les manœuvres qui ne convenaient autrefois qu’à une armée de terre se fussent trouvés subitement applicables à la guerre maritime : qu’eût fait le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz ? Il se fût peut-être souvenu des marches aventureuses, des concentrations foudroyantes auxquelles il avait dû, dans les plaines de l’Italie, les défaites successives d’armées deux ou trois fois plus nombreuses que la sienne. À coup sûr, il ne se fût point abandonné au funeste rêve du blocus continental.

La restauration et le gouvernement de juillet eurent aussi l’ambition de rendre à la France une grande marine ; mais on vit se reproduire les obstacles qui avaient arrêté le génie de l’empereur, et il fallut encore se mouvoir dans un cercle vicieux. Le développement de la marine militaire exigeait avant tout celui de la marine marchande ; la marine marchande réclamait un grand établissement colonial, et cet établissement ne pouvait se fonder que sous la protection

  1. Je ne mets pas en doute qu’un vaisseau à vapeur, dont l’équipage est aujourd’hui de 950 hommes, ne fût parfaitement armé, après un ou deux mois d’exercice, si, au personnel de sa machine et à sa maistrance, on ajoutait trois canonniers brevetés par pièce, une centaine de matelots d’élite, et un demi-bataillon de zouaves ou de chasseurs à pied.