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III

Me voici arrivé au terme de ma carrière ; je puis reporter un regard tranquille vers le passé. Suivant l’expression de l’apôtre, j’ai bravement soutenu le combat de la vie ; aujourd’hui l’éternel repos sera le bienvenu. Je suis loin de me plaindre de la Providence ; quand j’étais jeune, elle a mesuré mes épreuves à mes forces et elle a béni ma vieillesse. Si j’avais à recommencer une nouvelle existence, je ne choisirais pas une autre profession que celle qui m’a procuré de bonne heure un rang honorable dans le monde. J’ai toujours aimé la marine pour elle-même, et je ne puis revoir la mer sans la saluer avec une sorte de respect. C’est à la mer que j’ai dû mes premières émotions ; c’est elle qui m’a fait homme, qui m’a nourri, qui console encore mes vieux jours par les souvenirs qu’elle m’a laissés. Je ne saurais donc me faire à l’idée que ce patrimoine commun du genre humain puisse devenir le domaine exclusif d’une nation quelconque. Une guerre malheureuse pourrait enlever à la France une portion de son territoire ; la France en serait moins affaiblie, moins diminuée, que si elle se résignait jamais à ne plus être qu’une puissance continentale. Avant de disparaître de la scène du monde, je voudrais rendre à mon pays un dernier service, lui rappeler par quelles phases j’ai vu passer cette marine que je laisserai, s’il plaît à Dieu, florissante, et lui montrer ce qu’il faut faire encore pour consolider un édifice que nous avons mis quarante années à construire.

Sous Louis XVI, au moment de mes premiers pas dans la vie, sinon dans la carrière maritime, nous n’avions qu’une armée peu considérable ; en revanche, nous nous proposions d’entretenir un établissement naval qui ne le cédât, sous aucun rapport, à celui de l’Angleterre. Nous possédions alors des colonies, un commerce maritime, des institutions, qui assuraient largement le recrutement de notre flotte. Aussi, dès que les hostilités éclatèrent, au mois de juin 1778, nous nous trouvâmes prêts à prendre résolument l’offensive. La flotte de d’Orvilliers, réunie à Brest, avait, comme son amiral, « une pleine confiance dans la protection du Dieu des armées, » et le 9 juillet elle suppliait M. de Sartines « d’obtenir du roi la permission d’entrer dans la Manche et d’y aller attaquer l’amiral Keppel