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l’état, les emplois peuvent se multiplier avec moins d’inconvénient. L’ingénieur est devenu à la fois, de nos jours, un employé du gouvernement et un mandataire de l’industrie ; il cumule les jouissances honorifiques et la sécurité si recherchée en France d’une situation officielle avec les bénéfices de fonctions lucratives. Ce sont de semblables débouchés qu’il faudrait peut-être ouvrir en plus grand nombre à nos marins. Mieux vaudra, en temps de guerre, employer des lieutenans de vaisseau qui auront commandé des navires du commerce que des officiers du commerce qui seront restés complètement étrangers au service des lieutenans de vaisseau. Les grandes compagnies de navigation à vapeur réclament à juste titre les secours de l’état. Je voudrais, en les leur accordant, leur imposer pour condition première l’emploi exclusif de ces braves officiers dont la surabondance serait pour notre service une gêne en temps de paix, dont l’insuffisance numérique deviendrait un mal irrémédiable en temps de guerre. Tout officier employé par le commerce conserverait le tiers de ses appointemens et son rang sur la liste de la marine, mais donnerait immédiatement lieu à une promotion. Il ne rentrerait dans le service actif qu’à la condition de trouver un autre officier qui en voulût sortir ; autrement il continuerait à supporter les inconvéniens de la disponibilité, comme il en aurait eu les avantages[1]. C’est par de semblables tempéramens que l’Angleterre arrive à maintenir cet état formidable qui lui permet de prolonger des luttes où chaque période qui se succède nous trouve de moins en moins redoutables, de plus en plus hors d’haleine. Préparer des relais à notre marine pour le jour des grandes épreuves, calmer autant que possible dans ce corps, où les capacités ne sont que trop nombreuses, le désir de changer de situation en rendant peu à peu chaque situation meilleure, ne jamais immoler les uns à la satisfaction des autres, éviter les abus, mais ne pas appeler de ce nom les chétifs avantages qui ont eu de tout temps le privilège d’enflammer le zèle des envieux bien plus assurément que celui des bons citoyens, tel devrait être en France le programme de tous les hommes d’état qui reconnaissent la nécessité d’assurer à notre pays une bonne et grande marine. Ce serait sans contredit un excellent programme, et ce ne serait pas d’ailleurs un programme nouveau, car ce fut, à peu de chose près, celui que, pendant son trop court ministère, avait adopté M. Hyde de Neuville[2].

  1. Ce ne serait pas une disposition sans précédons. L’ordonnance du 1er juillet 1814 avait établi que les officiers de la marine royale qui voudraient naviguer au commerce recevraient le tiers de leurs appointemens, et pourraient être, quand il y aurait lieu, rappelés à l’activité.
  2. « Jamais, disait le 23 juillet 1828 M. Hyde de Neuville s’adressant à la chambre, jamais je n’aurai le triste courage de chercher des économies dans ces réformes brusques, sévères, qui portent la désolation au sein des familles qu’elles atteignent. L’état ne doit jamais s’enrichir par des duretés. Il faut toucher le moins possible aux existences créées, respecter religieusement les droits acquis, et faire porter les économies avant tout sur les choses… Je ferai cesser les abus, je ne ferai point verser de larmes. »