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a donné la victoire, la science des manœuvres n’a jamais été pour les flottes, pas plus que pour les armées, une vaine science. De nos jours où, grâce à la vapeur, ces manœuvres peuvent acquérir un degré de précision encore inconnu, l’étude approfondie de la tactique doit seule assurer l’efficacité de nos forces navales[1]. Les flottes ne prennent pas la mer, en temps de guerre, sans un but déterminé, elles ont presque toujours une autre mission que celle d’aller bravement à la rencontre de l’ennemi et de le combattre à outrance ; elles peuvent avoir pour objet de contenir, sans lui livrer bataille, la flotte opposée, et de couvrir ainsi le passage d’un convoi ou celui d’une armée de débarquement. Pour la marine la moins riche en hommes et en matériel, si ce but peut être atteint sans combat, le profit est tout clair ; si le combat ne dégénère pas en mêlée, c’est encore la puissance à laquelle il importe le plus de ménager ses équipages et ses vaisseaux qui doit s’en applaudir. L’exemple des d’Orvilliers et des Guichen n’est donc pas tellement à dédaigner qu’on serait tenté de le croire, si l’on se laissait éblouir par les succès, malheureusement trop faciles à expliquer, de Nelson[2].

Quand on veut approfondir les enseignemens que renferme l’histoire,

  1. Étudier la tactique avec des vaisseaux de ligne est chose dispendieuse ; mais réunir chaque année des flottilles d’avisos ou de canonnières pour ce but spécial, ce serait grever d’une bien faible charge notre budget.
  2. « L’impression que m’a laissée lord Nelson, nous dit l’amiral Cochrane dans les curieux mémoires qu’il vient de publier, est celle d’un courage impétueux qui ne se souciait pas de prendre beaucoup de peine pour circonvenir son adversaire. Mis en présence de l’ennemi, Nelson considérait la victoire comme chose si naturelle qu’il ne songeait jamais aux chances d’une défaite. Il était dans le vrai. Les navires de l’ennemi, quoiqu’ils fussent, pour la plupart, mieux construits que les nôtres, étaient alors armés par des équipages si inférieurs en discipline et en pratique de la mer aux équipages anglais, que la victoire ne pouvait être de notre part l’objet d’un seul doute. La bataille même de Trafalgar est à la fois la preuve et la justification éclatante de l’impétuosité particulière à Nelson. On a remarqué que cette bataille fut livrée de la façon la plus téméraire, que si Nelson l’eût perdue et eût survécu à sa défaite, il eût été nécessairement traduit devant un conseil de guerre pour sa rare imprudence ; mais de pareils critiques n’ont qu’un tort : c’est d’oublier qu’il suffisait à Nelson de consulter ses souvenirs pour se rendre un compte exact de la résistance qu’il devait rencontrer. Ce calcul formait une partie essentielle de son plan. Le résultat a prouvé qu’il avait eu raison de ne pas douter de la victoire, et qu’il avait pour lui non-seulement des probabilités, mais une certitude. Le fait est que bien des commandans à cette époque commirent la faute de s’exagérer la force de la marine française, de même qu’aujourd’hui nous tombons dans l’excès contraire, mais plus dangereux, de ne pas l’apprécier à sa juste valeur. La vapeur a fait faire un grand pas à la question et a rendu la science maritime plus facile. Grâce aux vigoureux efforts. du département de la marine en France, l’instruction militaire à bord des bâtimens. français n’est peut-être pas inférieure a ce qu’elle est sur les nôtres. » (The Autobiographie of a Seaman, by Thomas, tenth Earl of Dundonald, G. C. D. Admiral of tho Red, rear-admiral of the fleet ; London 1860.)