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pratique cet aplomb, ce coup d’œil, sans lesquels on a vu trop souvent, quand des masses menaçantes couraient avec la rapidité de la foudre à l’encontre l’une de l’autre, les plus fermes cœurs se troubler et défaillir. Aussi n’est-ce que dans les escadres que les officiers se classent définitivement, que les fausses réputations s’écroulent, que les renommées légitimes se consolident. Sous l’ancienne monarchie, on attachait le plus grand intérêt aux notes confidentielles que l’amiral en chef était tenu d’adresser au ministre aussitôt qu’il avait ramené ses vaisseaux au port. La guerre de 1778 a merveilleusement ratifié les appréciations qu’avait inspirées au comte d’Orvilliers sa campagne de 1772[1]. J’ai assez vécu pour voir les événemens se charger également de confirmer sur presque tous les points les opinions que j’émettais en 1825. Les officiers que je signalai alors à la bienveillance du ministre sont presque tous arrivés aux premiers rangs de notre marine. Les uns en sont encore l’honneur ; les autres, enlevés prématurément aux glorieuses destinées qui les attendaient, en seront longtemps le deuil le plus cher et le plus ineffaçable.

Quoi qu’en puissent penser les esprits frivoles ou paresseux qui voudraient s’étayer des rares circonstances où le dédain des règles

  1. Je ne crois pas sans intérêt de reproduire ici quelques-uns des jugemens les plus remarquables portés en 1772 par ce grand tacticien.
    « Duchaffault, chef d’escadre. — Est bien au-dessus de mon suffrage. Je désire avoir mérité le sien.
    « Comte de Grasse, capitaine de vaisseau commandant l’Isis. — C’est le capitaine de l’escadre qui a le mieux manœuvré, et quoique sa frégate soit très inférieure en qualités, il a néanmoins donné à ses manœuvres toute la précision et le brillant possibles. Ses abordages fréquens dans la campagne semblent demander quelque chose de plus parfait à son coup d’œil ; mais ils prouvent sa sécurité à approcher les vaisseaux. Lorsque le roi me confiera des escadres, je choisirai toujours des capitaines qui préféreront les risques d’un abordage à l’abandon de leur poste et à la certitude de faire manquer un mouvement. Quoi qu’il en soit de cette façon de penser, qui sûrement ne sera pas générale, il n’en résulte pas moins que le comte de Grasse est un capitaine de la première distinction, fait pour être officier-général et bien conduire les escadres et armées du roi.
    « De La Motte-Picquet, capitaine de vaisseau commandant le Cerf-Volant. — C’est le seul qui puisse disputer à M. le comte de Grasse la plus grande attention à tenir son poste et à manœuvrer avec précision. Il a tiré tout le parti possible de son très mauvais bâtiment. Des généraux seraient sans excuse de ne pas entreprendre les plus grandes choses avec des capitaines d’un pareil mérite. » (Archives de la marine. Dossier d’Orvilliers.)
    Ne pressent-on pas à la lecture de ce curieux document le noble concours que le comte Duchaffault devait, dans la journée d’Ouessant, prêter à d’Orvilliers, l’esprit entreprenant dont le comte de Grasse allait bientôt faire preuve sur les côtes d’Amérique, aussi bien que les fautes que ce brave officier-général était destiné à commettre dans la mer des Antilles ; le rôle enfin si éminemment glorieux que l’avenir réservait à celui qui s’était, dès 1772, montré le seul rival du comte de Grasse, l’intrépide et heureux La Motte-Picquet ?