Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chaque famille eut un enfant, sans plus. L’amour était stérile autant que le mariage. Tout était sec, la table maigre, avec des dehors fastueux. De réforme en réforme, on fit la plus économique, celle de supprimer la femme et de ne plus se marier. Plus de maisons. Ils vivaient seuls dans leurs palais déserts, avec quelques pages en guenilles.

L’Europe entière suivrait-elle les voies de l’Espagne et de l’Italie ? C’était la question, — L’Angleterre des Stuarts, l’Allemagne des Ferdinand, des Léopold, faibles et déchirées, ne font guère, espérer alors la rénovation morale qu’elles eurent plus tard. L’Escobar allemand, Busenbaum, a le même succès que l’Escobar espagnol (chacun cinquante éditions). Après eux, la casuistique imprime et publie moins, mais elle n’en suit pas moins sa pente. Ce que Pascal reprocha aux jésuites, elle continue de l’enseigner dans les deux dictionnaires des cas de conscience publiés par les sorbonistes quatre-vingts ans après Pascal. Enfin, dans Ligupri, elle a abandonné les réserves morales qui sous Escobar même, défendaient encore la nature.

Une doctrine bien autrement profonde et bien plus dangereuse, celle du quiétisme (de la suprême quiétude), avait été, dès le commencement du siècle, importée par l’illuminisme espagnol. L’Espagne morte enseigna à la France le dogme de la mort de l’âme : doctrine qui tentait par sa simplicité ; elle dispense de la casuistique. Pourquoi ce grand travail pour chaque cas particulier, cet art laborieux de diriger l’intention par les détours de l’équivoque ? Qu’on endorme la volonté, il n’y a plus d’intention, plus de responsabilité, plus de péché. L’âme se noie dans la souveraine équivoque, l’amour, qui la confond avec l’objet aimé, et la perd toute en lui. « Nulle et anéantie, elle ne veut plus rien et ne fait rien. En elle désormais Dieu est tout, fait tout, souffre tout. »

Ces doctrines de passivité et de suicide moral passèrent, après la fronde, des couvens aux mondains, se répandirent dans la noblesse et la bourgeoisie de Paris. Surtout depuis 1666, Paris, délaissé par la cour, veuf du soleil royal, sans fêtes ni amusemens, se créa d’autant plus une vie ténébreuse de plaisirs défendus et d’intrigues dévotes. La langue, l’esprit du quiétisme se répandirent partout, bien avant que le mot quiétisme existât. Ils gagnèrent bien des gens qui n’en sentaient pas la portée. On trouvait quelque charme à ne plus vouloir, à agir et jouir sans volonté, à vivre comme ne vivant plus. Il y avait là un parfum de mort qui était dans le goût du temps.

Sur un terrain si heureusement préparé, toute plante vénéneuse ne pouvait guère manquer de pousser. D’étranges maladies morales se répandirent et gagnèrent en-dessous. Le péché, éludé par la casuistique, supprimé par le quiétisme, n’existant plus, la notion