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de l’atteler pour toujours à la misère, ou tout au moins à l’économie sordide, il faut être un peu simple, un peu ignorant comme ce brave Gaucher. Une fois brouillé avec l’espérance, on s’abrutit tout doucement dans le travail quotidien ; on arrive insensiblement à ne plus regretter, à ne plus comprendre le mieux ; on se néglige, on s’abandonne au moral et au physique. Sans doute Lise est une bonne femme, assez intelligente, et quand Gaucher l’a prise, c’était une rose pour la fraîcheur. Qu’est-elle devenue après deux ans de mariage ? L’ombre d’elle-même, et à présent qu’elle a deux enfans, elle est maigre, flétrie, souvent malpropre et déguenillée, ce qui est une vertu chez une mère de famille économe, mais ce qui refroidit et rebute un mari, à moins que, comme celui de Lise, il ne perde aussi le goût de l’élégance et le soin de lui-même. C’est donc ainsi que deviendrait Tonine au lendemain de ses noces ? Je me trouverais avoir tué l’amour en lui sacrifiant tout !

En rêvant ainsi, Sept-Épées se trouva en pleine montagne dans des endroits si difficiles à franchir la nuit, qu’il s’arrêta et s’appuya contre une dentelure de granit pour ne pas rouler dans le précipice. Il avait perdu le sentier et ne savait plus au juste où il était.


IV.


Il ne reconnut l’endroit où il se trouvait qu’en distinguant au-dessous de lui un coude que faisait le torrent, et, sur la blancheur de l’écume, l’angle noir d’un petit toit de fabrique. Tout le cours de la rivière était bordé de distance en distance par ces petits ateliers qui allaient toujours diminuant d’importance à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la déchirure étroite des granits et qu’ils s’éloignaient de la ville. Il y en avait de si périlleusement situés que les ouvriers y risquaient d’être emportés par la crue de l’eau dans les jours d’orage, ou par la chute des blocs de rocher qui les surplombaient de toutes parts.

Sept-Épées pensa à la force et à la faiblesse de l’homme luttant ainsi d’âpreté avec la nature, lui disputant le trésor d’un filet d’eau qui à toute heure peut balayer ses espérances, ses travaux et sa vie. Loin d’être effrayé de cette idée, il se remit en mémoire que la misérable fabrique dont il contemplait la situation bizarre était depuis peu en vente, et à très bas prix probablement, car celui qui l’avait élevée y avait mangé son petit avoir et était tombé sous le coup de l’expropriation forcée. Voilà, pensait le jeune ambitieux, le seul danger sérieux de la vie du travailleur : ce n’est pas d’être englouti par une trombe d’eau ou de se faire estropier par les machines,