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immense domaine. Pour réussir dans un pays nouveau, il faut savoir se créer de toutes pièces une destinée et ne pas chercher une position déjà faite. En Europe, l’homme appartient pour ainsi dire à sa profession, à son métier ; en Amérique, il choisit librement sa propre vocation. De là un développement extraordinaire du sentiment de la liberté, bien suffisant pour expliquer les institutions républicaines du Nouveau-Monde. Un homme qui a commandé aux événemens, qui a fait obéir le destin, ne saurait céder aux gens de police, aux gendarmes, aux employés de toute sorte, ni se plier aux mille exigences d’une loi tracassière.

La plantation de M. Dangon est située à deux lieues au nord de Villanueva, dans une espèce de cirque dominé par des collines en pente douce qui s’appuient sur la base du Cerro-Pintado ; un éperon projeté dans l’intérieur du cirque porte les bâtimens d’exploitation, l’aire et la maison de campagne ; toutes les cultures s’étalent au fond du cirque et sur le penchant des collines, de manière à pouvoir être embrassées d’un seul coup d’œil. D’un côté sont les bananiers, penchant sous le poids des régimes aux cent fruits, plus loin les cannes à sucre, dont les panaches violets ondulent au vent,-ailleurs les caféiers en quinconces, dont la sombre verdure est étoilée d’innombrables baies rouges. En bas, la vaste plaine du Rio-Cesar, nivelée comme la surface d’un lac, étale d’un horizon à l’autre ses flots de verdure, au milieu desquels se montrent çà et là quelques points blancs ou rouges : ce sont les villages épars. Dans un avenir prochain sans doute, ces points, encore trop clair-semés, augmenteront en nombre et en diamètre, comme des îles qui émergent lentement ; puis ils se réuniront par des lignes cultivées, et ces campagnes finiront par ressembler aux nôtres, où les cultures dominent, où les arbres n’apparaissent que par bouquets isolés. Les agens de cette transformation seront en grande partie les immigrans d’Europe et de l’Amérique du Nord ; mais les Indiens de la sierra, Tupes, Aruaques, Chimilas, y joueront aussi un rôle important. Les Chimilas étaient encore il y a quelques années les ennemis irréconciliables des Espagnols et des hommes de couleur ; vêtus d’écorce d’arbre, ils habitaient dans les grottes et les forêts qui entourent le Cerro-Pintado, et l’étranger qui s’aventurait près de leurs retraites était impitoyablement massacré. Un jour un nègre d’une force herculéenne, Cristoforo Sandoval, inspiré par on ne sait quelle audacieuse pensée, alla se présenter devant le chef des Chimilas sans armes et accompagné seulement de son jeune fils. On ignore au moyen de quel grigri le nègre sut charmer le peau-rouge ; mais l’effet en fut immédiat, le cacique abdiqua, et Cristoforo devint à sa place le chef des Chimilas. Depuis ce jour, ces Indiens ont cessé de menacer les