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me reçut avec la plus grande courtoisie, et insista vivement pour que j’allasse avec lui visiter une de ses propriétés, située à quelques lieues à l’ouest, dans une vallée de la Sierra-Nevada. Je savais déjà par expérience qu’il faut se méfier des formules de politesse castillanes, et, bien que mes connaissances eussent toujours mis leur personne, leur maison et leur fortune à ma disposition, je n’avais jamais eu le mauvais goût de les prendre au mot. Cependant el señor Alsina Redondo insista tellement pour me faire visiter sa plantation, que je promis de m’y rencontrer avec lui dans douze jours. Il eut l’air enchanté de ma promesse, et entra complaisamment dans les détails de tout ce qu’il avait l’intention de faire pour célébrer dignement la venue d’un aussi noble étranger dans son domaine. J’écoutais avec une parfaite naïveté, sans me douter que mon hôte n’avait aucunement l’idée de se rendre à sa plantation de San-Francisco, et quand je repartis pour continuer mon voyage, je me faisais d’avance une fête de me reposer de mes fatigues dans cette charmante hacienda.

Au-delà de Treinta, je commençai à gravir la cuesta de San-Pablo, chaîne porphyrique de 600 mètres de hauteur environ, qui se détache du massif de la Sierra-Nevada et va se perdre à l’est dans des llanos de la péninsule goajire. À droite, à gauche, de toutes parts, je voyais des bananeries, des champs de maïs, des groupes de palmiers, de vastes cabanes. Après les étendues sablonneuses et mornes qui séparent Rio-Hacha de Treinta, ces cultures diverses charment les yeux comme autant de jardins enchantés. La cuesta de San-Pablo est infestée de serpens sur lesquels les gens du pays débitent les plus étranges fables pour effrayer les voyageurs. Ils disent que les serpens alfombra[1], — animaux très inoffensifs, — attendent les passans, enroulés autour d’une branche, et les poursuivent en volant comme des oiseaux. Ils prétendent que les amphisbènes et les serpens-corail peuvent mordre à la fois par la tête et par la queue, et que la morsure produite par la gueule postérieure est de beaucoup le plus dangereuse. Ils affirment aussi que les serpens boquidorada[2] suivent les voyageurs à la piste et les traquent comme une proie. Dans toute mon excursion, je ne rencontrai qu’un seul de ces dangereux serpens, auquel je fis inutilement la chasse à travers les rochers.

Vers le soir, j’atteignis le col, d’où je vis se déployer au sud une partie de la riche plaine de San-Juan, dominée par la chaîne bleue de la Sierra-Negra (Montagnes-Noires). Je descendis une pente raide,

  1. Le serpent alfombra ou tapis est une variété du boa.
  2. Ce mot vient de boca dorada, bouche d’or, à cause de deux raies jaunes qui entourent la gueule du serpent.