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dangers. Il se trouva face à face avec des jaguars ; mais, comme les Arabes qui rencontrent inopinément un lion, il effraya ces bêtes féroces en poussant des cris, en lançant des insultes méprisantes. Trois fois mordu par des serpens, il n’en éprouva jamais aucun mal, car dès son arrivée dans le pays il avait pris soin de s’inoculer le guao[1]. En outre, pour éviter l’enflure, il avait soin de verser sur la plaie quelques gouttes d’ammoniaque. Le danger le plus redoutable qu’il ait jamais couru était celui d’être emporté par des torrens soudainement grossis. Afin de passer la nuit sans être dévoré par les moustiques, les fourmis et les autres insectes que l’on confond sous le nom général de plaga (plaie), il était obligé de se coucher dans le lit même des rivières sur le sable frais et blanc ; mais il arrivait souvent que les orages avaient déversé des trombes d’eau dans les vallées supérieures de la sierra : alors les torrens, grossis tout à coup, descendaient en hurlant le long des pentes, et, réveillé en sursaut par le fracas que faisait l’avalanche des eaux bondissant de cataracte en cataracte et poussant devant elle des rochers mêlés à l’écume et à la boue, le chasseur avait à peine le temps de gravir la berge et de chercher un refuge au milieu des arbres.

Quand Julio revenait de ses expéditions de chasse dans la Sierra-Nevada, il avait généralement l’œil hagard, comme tous ceux qui ont perdu l’habitude de voir d’autres hommes en face, et ses mouvemens ressemblaient à ceux d’un fou. Plusieurs jours s’écoulaient avant qu’il semblât faire de nouveau partie de la société des hommes, et alors même il ne s’animait que pour raconter des histoires de chasse et mille anecdotes sur les singes, les pumas et d’autres bêtes de la forêt. Au lieu de chien de garde, il avait dans sa maison un petit jaguar attaché à une colonne du patio. Cet animal vivait en très bonne intelligence avec deux singes qui passaient leur temps à faire des gambades et des grimaces. L’entente cordiale ne cessait que lorsqu’un morceau de viande était jeté au jaguar ; alors celui-ci montrait les dents, avançait les griffes, et semblait tout disposé à dévorer quiconque s’aviserait d’être son commensal.

Un caballero de Treinta pour lequel j’avais des lettres d’introduction

  1. Plante bien connue dont le suc, inoculé d’avance, préserve très certainement de la mort tous ceux qui sont mordus par des serpens venimeux. Les gens du pays qui veulent se prémunir s’inoculent au poignet une petite partie du parenchyme de la feuille de guao, et boivent une tisane où ils en ont fait infuser de petites branches ; ils répètent l’inoculation de quinze jours en quinze jours pendant quelques mois, et bravent ensuite impunément les vipères et les crotales. Le guao est ainsi nommé d’un oiseau tirés commun dans la Nouvelle-Grenade, qui, dans ses luttes contre les serpens, va, dit-on, se percher de temps en temps sur cette plante et se fortifie en en mangeant à la hâte quelques feuilles. Dans les forêts qui avoisinent Rio-Hacha, le cri plaintif de l’oiseau guao domine tous les autres vers la tombée de la nuit.