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l’ivrognerie n’a pas chez les Goajires les mêmes conséquences désastreuses que dans les pays de l’Europe civilisée : ici la misère vient toujours à la suite des habitudes de boisson, là-bas la pauvreté est inconnue ; en outre les Goajires ont, comme tous les autres Indiens de l’Amérique, la merveilleuse faculté de pouvoir, sans souffrance, faire succéder la plus rigide sobriété aux festins et à l’ivresse. Quand le Goajire a tué un chevreuil ou une tortue, il dévore sans relâche jusqu’à ce que l’animal ait complètement disparu ; s’il vient au milieu même du festin à s’endormir d’un sommeil de boa, il s’étend sur une natte en gardant la main sur les restes saignans, pour qu’au premier instant du réveil il puisse les porter à sa bouche. Lorsque la chasse et la pêche ont été infructueuses, le Goajire noue fortement sa ceinture autour de son ventre dégonflé, et jeûne pendant des jours entiers sans daigner jeter un regard de convoitise sur la nourriture de ses compagnons.

Malgré leurs vices et leurs défauts, qui leur sont communs avec toutes les nations encore barbares, les Indiens aborigènes sont évidemment en progrès, et peut-être seront-ils pour la province de Rio-Hacha ce qu’ont été les Indiens de l’intérieur pour Socorro, Vêlez et Pamplona, l’élément le plus important de la régénération so-. ciale. Jusqu’à ces dernières années, ils s’étaient gardés purs de tout mélange ; mais les nombreuses occasions de contact créées par les rapports de commerce ont produit récemment quelques familles de métis remarquables. Peu à peu les vingt ou trente mille Goajires, attirés par leur intérêt dans le voisinage d’une ville dont la population s’accroît tous les jours, se fondront avec les habitans blancs et noirs du pays, et le féroce antagonisme des races disparaîtra. En échange de leur esprit de travail, de leur conscience, de leur indomptable courage, les Goajires recevront cette vivacité d’impressions, cette poésie des sens, qui rendent les créoles de sang mêlé si accessibles aux innovations de toute espèce. Déjà le commerce des tribus goajires avec l’étranger est proportionnellement plus considérable que celui de toute autre communauté de la république grenadine. Par leurs apports journaliers sur le marché de Rio-Hacha, ils font bien plus pour la prospérité de cette ville que les habitans eux-mêmes ; en outre ils expédient directement à la Jamaïque et à Saint-Domingue des chevaux, les plus beaux de formes, les plus sobres de toute la Colombie, des bestiaux, du sel, des cuirs, des graines de dividivi, du tasajo[1]. Pour les besoins de leur trafic, ils ont tous appris à parler le papamiento, et quand le cercle de leurs idées s’élargira, il est hors de doute que leur langue, très pauvre et

  1. Viande coupée en lanières et séchée à l’air.