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des repas copieux. À son tour, ce chef me fit voir à ses nombreux sujets, assemblés sur le marché de Rio-Hacha, et me plaça sous la protection de la tribu tout entière. J’avais un grand titre à son amitié : j’étais Felansi[1], peut-être le descendant de ces pirates qui avaient aidé les Goajires à brûler onze fois la ville de Rio-Hacha ; aussi ma personne était-elle sacrée, et toute insulte faite à l’hôte de la tribu aurait été vengée dans le sang. D’ailleurs, eussé-je été Anglais, Espagnol ou même Cocina, dès que l’hospitalité m’était promise, je n’avais plus rien à craindre, et tous les ranchos m’appartenaient ; je n’avais qu’à ordonner. Qu’un ennemi vienne demander un refuge chez le Goajire et réussisse à pénétrer dans sa cabane avant d’avoir été atteint d’une flèche ou d’une balle, l’hôte le fera servir comme son meilleur ami, mais en ayant soin de tourner le dos et de jeter un voile sur son visage de peur d’échanger un regard de haine avec l’étranger suppliant.

Dans mes longues promenades le long des plages de la Goajire, je passai plusieurs fois à côté d’hommes, en apparence sans vie, étendus sur le sable et veillés par des femmes qui s’occupaient tranquillement à tisser des filets ou à tresser des chapeaux. Je crus d’abord que ces corps immobiles étaient des cadavres auprès desquels on avait placé des gardiennes pour chasser les caricaris et les vautours ; mais une des femmes, qui savait un peu d’espagnol, me fit comprendre que son mari était non pas mort, mais ivre-mort depuis la veille. « C’est hier qu’il a vendu son bois de Brésil, » ajouta-t-elle d’un air confiant. Les voluptés que procure l’ivresse sont si grandement appréciées que la femme sent augmenter son respect affectueux pour son mari plongé dans cette fatale béatitude ; elle s’agenouille à côté de sa tête, écarte les maringouins qui pourraient troubler son lourd sommeil, rafraîchit son front en l’éventant avec une aile d’aigle ; dans une circonstance analogue, elle peut à son tour avoir besoin d’être veillée de la même manière. À la conclusion de tout marché, le traitant rio-hachère livre au vendeur goajire une ou plusieurs jarres d’eau-de-vie garantie pure, mais fortement mélangée d’eau. L’Indien emporte dans son rancho la liqueur précieuse, et boit à même jusqu’à ce qu’il tombe en râlant sur le sable. On raconte qu’un navire chargé de rhum ayant fait côte sur les récifs de Punta-Gallinas, la nouvelle se répandit immédiatement dans toute la péninsule, et pendant quelques jours la nation tout entière fut plongée dans la plus complète ivresse. Plus d’une fois des surons d’acide sulfurique, bus avec la même avidité que du rhum, ont causé la mort d’un pêcheur endurci. Le vice de

  1. Français.