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cordialement les Espagnols, avec lesquels ils ont guerroyé pendant près de trois siècles ; les pères racontent à leurs enfans que les conquistadores Alfaguer et Benalcazar avaient réduit les Indiens en esclavage et nourrissaient des chiens de leur chair ; ils leur disent que parfois les soldats castillans poussaient devant eux des centaines de peaux-rouges attachés à une même chaîne, et se plaisaient à faire tomber d’un coup les têtes de ceux qui arrêtaient un instant le convoi. Aussi jamais un Espagnol n’ose s’aventurer de l’autre côté de l’embouchure du Rio-de-Hache, et les goélettes grenadines qui vont trafiquer sur la côte avec les Indiens braquent sur eux la gueule de leurs canons et tirent à la moindre alarme. Quand sur la mer un bongo de pêcheurs rio-hachères se croise avec une pirogue de Goajires, il se fait toujours un échange d’injures homériques entre les deux embarcations.

Parfois, malgré les intérêts du commerce qui réclament la paix entre les deux races, la guerre éclate, le plus souvent à la suite d’une échauffourée entre des traitans espagnols et les tribus de Bahia-Honda ; alors les Indiens se répandent dans les campagnes autour de Rio-Hacha et pillent les caravanes qui viennent de l’intérieur ; personne n’ose plus sortir de la ville, ni se hasarder sur les bords du fleuve ; même pour aller s’approvisionner d’eau douce à l’embouchure, les femmes se font escorter par des gens armés. Les Rio-Hachères que les Indiens surprennent hors de la ville sont impitoyablement massacrés. Il y a une dizaine d’années, peu de temps après une déclaration de guerre, deux traitans dont les Goajires avaient à se plaindre tombèrent entre leurs mains ; les Indiens les affamèrent pendant quelques jours, puis obligèrent celui qui avait encore un peu de force à creuser la fosse de son camarade et à l’enterrer vivant ; quand cette tâche atroce fut achevée, ils tuèrent le fossoyeur, et, sans doute obéissant à quelque monstrueuse superstition, en répandirent le sang sur la terre fraîchement remuée. Après quelques mois d’interruption dans leur commerce pacifique, les Goajires, suffisamment vengés par la mort de quelques-uns de leurs ennemis et ressentant d’ailleurs la nécessité de s’approvisionner de colette[1], de parures, de poudre, de pierres à fusil, revinrent au marché pour apporter leurs denrées et offrir en même temps la paix à leurs ennemis les blancs et les noirs. Ceux-ci, trop heureux de voir enfin cesser l’état de siège auquel ils étaient soumis, acceptèrent avec empressement, et le trafic journalier recommença dans les mêmes conditions qu’auparavant. Des ranchos s’élevèrent

  1. Toiles de coton bleu qui servent de monnaie d’échange dans le pays, et dont les femmes font leurs vêtemens mangas.