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affiches comme pour protester d’avance contre toute décision peu libérale. On sait la terreur mystérieuse qu’éprouvent les nègres de l’intérieur de l’Afrique à la vue du papier parlé ; de même, en voyant le journal accusateur où ils lisent d’avance leur condamnation, les législateurs de Rio-Hacha se déjugent souvent et cèdent sur les questions en litige : force reste à la parole imprimée. Toute proportion gardée, la presse a une influence bien autrement puissante sur les masses encore ignorantes que sur les peuples déjà policés ; à Rio-Hacha, le journal libéral est bien certainement un troisième pouvoir.

L’administration, purement municipale, se compose d’un jefe politico (maire) et d’un conseil rarement convoqué. Le maire que j’ai connu était un jeune homme exerçant, selon les circonstances, l’état d’orfèvre ou celui de menuisier ; très timide et très doux, il semblait vouloir se faire pardonner son existence, et cherchait à se rendre invisible en glissant entre tous les partis. On l’avait choisi pour remplacer un jefe politico à peu près fou, qui, de son côté, péchait par trop d’arrogance, et sans prévenir personne, mettait à exécution les, plus étranges lubies. Un jour il ouvrit la prison, où étaient renfermés plusieurs voleurs et un meurtrier. « Donnez-vous la peine de sortir, messieurs. » Nos gens ne se le firent pas répéter deux fois.

Les fêtes nationales se célèbrent ordinairement par de grands bals donnés sur la place publique urbi et orbi. Le jefe politico se met alors sous les ordres du Français Chastaing, et, doux comme un mouton, élève les pieux, rabote les planches, attache les draperies, déroule les guirlandes, déploie les drapeaux. Rien de charmant comme ces bals éclairés obliquement par la lumière discrète de la lune : les danseurs bondissent autour des colonnes décorées de verdure ; les femmes ont leurs cheveux noirs tressés de fleurs et de feuilles, et quand les musiciens cessent leurs accords, la voix solennelle de la mer les reprend sur un mode plus grave. Cependant les fêtes les plus splendides sont les processions célébrées en l’honneur de la santisima Virgen de los Remedios, patronne qui, dans l’opinion des Rio-Hachères, est bien autrement puissante que la Vierge des Douleurs ou que celle des Vertus. Jadis elle était représentée dans l’église de Rio-Hacha par une statue d’argent vêtue de perles ; mais depuis longtemps cette statue a été mise en gage par un prêtre joueur chez un Juif de Curaçao, et probablement, à cette heure, elle est transformée en lingots ou en pièces de cinq francs. La nouvelle statue, tournée en bois de gaïac par don Jaime Chastaing et pourvue d’une tête en carton et en fil de fer, n’est, pendant trois cent soixante-quatre jours de l’année, l’objet d’aucune