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ainsi comme une ombre. Arrivé au milieu de ses compatriotes, il s’asseyait épuisé de fatigue, et faisait un signe de tête en guise de salut, car il était devenu presque muet à la suite d’un asthme. En entendant les sons de la douce langue maternelle, il se ranimait peu à peu, ses yeux brillaient, il se sentait revivre. C’était bien là le patriotisme dans toute sa force instinctive. Pour lui, nous étions la France avec ses joies, sa gloire et sa beauté ; en nous, il aimait tout son passé, sa jeunesse, ses souvenirs, son bonheur disparu. Excellent vieillard ! que d’années il a vécu ainsi, n’ayant que deux choses pour l’aider à vivre : pendant la journée, la vue de la mer, et le soir, l’ouïe du beau langage français !

Il serait injuste d’oublier deux membres très assidus du club en plein vent, les frères Bernier, mulâtres de Jacmel, exilés à la suite d’un soulèvement contre Soulouque. Ils se disaient Français comme tous les Haïtiens, à l’endroit desquels la France a pourtant de si graves reproches à se faire, et, pour bien constater leur origine, ils rappelaient souvent le nom de leur bisaïeul, le célèbre médecin du Grand-Mogol Akhbar. On n’apprécie pas d’ordinaire à sa juste valeur l’influence que les races latines et la France en particulier exerceront dans toute l’Amérique par l’intermédiaire des Haïtiens : essentiellement imitateurs, ils reçoivent avec enthousiasme ce qui leur vient de l’ancienne métropole, et, forts de l’autorité que leur donne leur existence en corps de nation, ils enseigneront facilement tout ce qu’ils ont appris aux dix ou douze millions de nègres qui habitent le Nouveau-Monde.

Je ne fréquentais pas le cercle français d’une manière très assidue, et le plus souvent je préférais jouir de la solitude sur quelque dune au bord de la mer. Peu de jours après mon arrivée, je remerciai de son hospitalité l’ingénieur Rameau, et je louai à l’autre extrémité de la ville une maison agréable, ombragée par un petit groupe de palmiers. Là j’eus quelques difficultés que j’étais loin de prévoir ; mon propriétaire, le señor Morales, ne voulait pas entendre parler de loyer, et j’eus de la peine à lui faire accepter la modique somme mensuelle qui lui revenait. C’est à ce propriétaire modèle que je dois une foule de renseignemens sur la société de Rio-Hacha, sur le mécanisme de l’administration locale, la géographie des environs, les Indiens Goajires et ceux de la montagne. Un Néo-Grenadin qui rend service ne sait pas mettre de bornes à sa complaisance.

La ville de Rio-Hacha, moins régulièrement bâtie que Sainte-Marthe, a l’immense avantage de ne pas être en ruines ; ses rues, bordées de trottoirs en briques, mais très poudreuses et assez mal alignées, pénètrent chaque année plus avant dans la campagne, et le nombre des habitans dépasse déjà 5,000, population considérable