Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

individu sec et parcheminé, toujours coiffé d’un bonnet de coton qu’il portait sur l’oreille d’un air délibéré. Habile ouvrier, il avait quitté la France sur la foi d’un capitaine de navire qui dépeignait Rio-Hacha comme un Eldorado ; mais, paresseux au-delà de toute expression, il avait dédaigné de travailler pour s’enrichir, et peu à peu il était tombé dans une misère relative. Aussi quelle amertume quand il était obligé de rester pendant deux ou trois jours devant son établi pour gagner de quoi faire face aux dépenses de tout un mois ! Il en prenait occasion pour maudire sa destinée et se croire le plus malheureux des hommes. Grand contradicteur, il ne sentait la joie renaître dans son âme que lorsqu’il avait pu triompher dans une petite escarmouche de paroles et de sophismes ; alors il caressait sa moustache blanche, inclinait d’un air provocateur son bonnet de coton et parlait avec complaisance des avantages de l’étude. Peu de jours après mon arrivée, il découvrit dans ma chambre quelques numéros dépareillés d’un recueil philosophique : ce fut pour lui la découverte d’un monde. Désormais il ne discuta plus que sur le moi et le non-moi, l’immortalité de l’âme, la personnalité de Dieu et autres questions transcendantales. Fort des armes qu’il prenait dans son arsenal de syllogismes, il triomphait de tous ses adversaires, et on n’osait qu’en tremblant aborder certains sujets dont il s’était réservé le monopole. Le seul sentiment qu’il se gardât de contredire était le patriotisme ; il parlait de la France avec le même respect que les autres membres du cercle.

Vers le commencement de mon séjour à Rio-Hacha, un nouveau-venu vint augmenter la colonie française : c’était un capitaine naufragé. Issu d’une famille de loups de mer bretons, il avait été envoyé de bonne heure au séminaire de Rennes, avait été reçu bachelier es-lettres et bachelier en théologie ; mais un beau jour l’amour de cette mer qui l’avait bercé tout enfant lui était revenu au cœur : il avait jeté le froc aux orties et s’était engagé comme matelot à bord d’un navire en partance pour Pondichéry. De mer en mer, de rivage en rivage, il avait parcouru le monde sous des pavillons de toutes couleurs, anglais, américain, chinois, hollandais. Il s’était fait nommer officier par l’iman de Mascate, il avait pris femme dans l’île de Madagascar ; puis, fuyant le mariage comme il avait fui le célibat, il avait mis dix-huit cents lieues entre son épouse et lui, et il avait été exercer le métier de pirate dans les îles de la Sonde. Sa témérité inouïe, son intelligence, son instruction réelle, fortifiée encore par ses voyages et ses aventures, lui avaient mis cent fois la fortune entre les mains, et cent fois il l’avait laissée s’envoler par amour de l’inconnu. Enfin, dans le port de Cumanà, il avait pu acquérir une goélette avec laquelle il faisait un commerce