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couverte de profonds silos. Le cheval aussi a son instinct, et nous traversâmes la plaine comme un torrent. Le vieux maréchal, au galop, se trouva un moment au milieu de nos escadrons, qui faisaient voler la poussière à ne plus se reconnaître. Une course désordonnée nous conduisit au bord de l’Oued-Ger, que la cavalerie arabe s’était empressée de traverser en voyant l’ouragan qui s’avançait sur elle. Le prince royal n’avait pas attendu les ordres du maréchal pour mettre sa belle division aux prises avec l’ennemi. Ayant à ses côtés M. le duc d’Aumale, il chargeait à la tête des chasseurs d’Afrique. Ce prince si jeune comprenait par intuition le rôle véritable de la cavalerie. Il ne craignait pas d’engager sa responsabilité et de saisir l’occasion, qui, pour cette arme, ne dure souvent qu’une seconde. Les Arabes, culbutés, acculés au Bouroumi, furent impitoyablement sabrés.

Dans cette charge tomba M. de Menardeau, jeune officier de lanciers, qui était venu comme volontaire combattre dans nos rangs. Un autre épisode moins tragique marqua cette partie de l’action. Un notaire d’Alger, ayant, je ne sais pour quelle cause, renoncé aux papiers d’affaires, suivait l’armée, à la recherche sans doute d’émotions inaccoutumées. Vêtu d’un habit noir, d’un pantalon de même couleur, coiffé d’un chapeau rond, la cravate blanche traditionnelle au cou, il montait un fort petit cheval, qu’il avait souvent peine à bien conduire, n’ayant qu’un bras. Entraîné par une bravoure toute guerrière, il suivit l’impulsion de la charge ; mais sa monture, mal dirigée, resta en arrière. Des Arabes l’aperçurent, et lui donnèrent une chasse telle qu’il en perdit son chapeau. Profitant d’un énorme buisson qu’il rencontra dans sa course, il se laissa glisser de son cheval, se blottit sous les branches, et put ainsi échapper au yatagan qui le menaçait. Le soir, on retrouva le pauvre notaire presque évanoui. On s’empressa de le confier à un convoi de blessés qui se dirigeait sur Alger. Mais qu’était devenu le chapeau rond ? C’était ce que chacun se demandait, quand le lendemain on vit apparaître un cavalier arabe portant ce chapeau comme un trophée par-dessus son capuchon et défiant nos tirailleurs à la manière des guerriers d’Homère, quoique avec de moins poétiques injures.

Pendant que ces faits se passaient à notre gauche, toute la cavalerie de France était arrivée sur les bords de l’Oued-Ger. Là se renouvela la querelle qui eut lieu après la mort de Turenne. Nos deux généraux se disputèrent sur la tactique à suivre en pareil cas ; l’un voulait passer, l’autre ne le voulait pas. Chacun avait ses raisons, et les défendait en citant Jomini. Pendant la dispute, les colonels s’étaient lancés en avant ; les escadrons firent de même : on s’engagea avec les Arabes. Ils tinrent bon et se battirent bravement.