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je n’ai pas oublié un petit incident de cette première journée de marche où j’eus le regret d’être acteur. Le 12 mars, jour où l’armée se mettait en route, la pluie tombait à torrens. Le vieux maréchal, entouré de son état-major, était sur le bord de la route que suivaient nos colonnes ; les pieds de son cheval touchaient presque au talus du fossé ; chacun était enveloppé dans son caban, cherchant à se soustraire à la pluie ; on défilait silencieusement. Arrivé moi-même devant le maréchal, j’aperçus ou plutôt j’entrevis, dans le groupe qui l’entourait, le capitaine de Mac-Mahon, qu’il était permis dès lors de croire réservé aux plus hautes destinées militaires. J’avais l’honneur d’être l’ami du capitaine de Mac-Mahon, j’occupais le même grade. Cédant à un mouvement de fraternité naturel entre soldats, je voulus lui serrer la main ; mais, entraîné par une monture trop ardente, je faillis précipiter dans le fossé qui bordait la route un cavalier qui nous séparait, et ce cavalier, c’était le maréchal. Je n’eus que le temps de me plonger au milieu d’un flot de hussards qui défilaient. Le maréchal Valée lançait contre moi les jurons les plus énergiques et avait mis à mes trousses un gendarme qui, heureusement, me perdit bientôt de vue. Au bivouac du soir, je rencontrai le capitaine de Mac-Mahon qui portait des ordres ; il m’appela. — Vous l’avez échappé belle, me dit-il, le gendarme qui n’a pu vous atteindre a été vivement réprimandé comme ne sachant pas son métier. S’il l’avait su, vous alliez faire la campagne au fort de l’Empereur. — Voilà comment j’appris à connaître la figure du vainqueur de Constantine.

Le bivouac fut triste. L’armée d’Afrique, à cette époque, marchait sans tentes, les chefs seuls en avaient. Un zouave, avec cet esprit inventif du soldat, venait de découvrir la tente-abri ; c’est un emploi ingénieux de son turban qui lui en avait donné l’idée. — Ah ! disions-nous tristement, nous autres cavaliers, si un vieux chasseur d’Afrique pouvait nous trouver une selle ! — Le caban d’Afrique commençait aussi à entrer dans nos habitudes. Ce vêtement chaud et commode était emprunté aux Arabes : il n’est rien de tel que de demander aux renards comment se font les terriers. Nous avions marché toute la journée avant d’arriver à ce bivouac. Le soldat français a le génie des mauvaises situations : un de mes hommes me construisit un lit formé de roseaux, mais tellement haut, qu’il fallait monter à cheval pour se jeter dessus. Je m’y endormis de ce doux sommeil de la jeunesse insouciante. Le matin, mon lit de roseaux flottait en quelque sorte dans la boue, et je me trouvais à peu près dans la situation de Moïse abandonné sur le Nil. Un bon verre de café, cette liqueur aimée du soldat d’Afrique, eut bientôt fait raison du brouillard de la nuit.

L’armée se remit en route sans retard ; elle marchait sur trois