Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

près de Mezaamet, elle fut inflexible. Il lui offrit une poignée d’or. — Non, dit-elle, je n’en ai pas besoin ; j’ai au cou le talisman qu’il m’a donné, je porte au bras la cicatrice d’une blessure que j’ai reçue pour lui, son image est vivante à jamais dans mon cœur. Je ne veux plus rien que conserver son souvenir ; je vous ai soigné parce qu’il vous aimait, vous ne me devez rien. Voici votre route sur le fleuve, la mienne est là-bas, du côté de la montagne. Adieu ! — Elle s’éloigna et disparut.

Le lendemain, aux premières lueurs du matin, Ladislas était déposé sur l’autre bord du Danube. Il s’agenouilla et but longuement. Comme il se relevait, plein de cette reconnaissance intime et sans objet défini qui pénètre le cœur de ceux qui viennent d’échapper à de grands périls, il aperçut au loin, sur la rive hongroise, un régiment autrichien dont les uniformes brillaient au soleil levant.

— Au revoir ! leur cria-t-il en leur montrant le poing à travers l’espace ; mon droit est immortel, et je puis attendre encore !…

— Le prophète a dit : Ton succès est dans ta main, répondit un Turc qui faisait ses ablutions près de lui, et qui l’avait entendu.


Les jours et même les mois avaient passé depuis que les évènemens que nous venons de raconter s’étaient accomplis, et Mme  de Chavry ignorait encore ce qu’était devenu George. Elle voyait assez fréquemment Mme  d’Alfarey : par une sorte d’accord tacite conclu entre leurs cœurs inquiets et désolés, les deux femmes évitaient de parler de l’absent ; mais nul intérêt n’était assez fort pour les distraire de cette pensée tenace, et bien souvent toutes deux, s’interrogeant d’un regard plein d’angoisse, s’interrompaient tout à coup par la même question : Où est-il ?

On connaissait à Paris le grand désastre qui avait mis fin à la guerre de l’indépendance en Hongrie ; mais de George et de Ladislas, point de nouvelles. Étaient-ils en fuite ? étaient-ils prisonniers ? étaient-ils morts ? Nul ne pouvait le dire. En vain on avait écrit aux légations d’Autriche et de Russie ; en vain Mme  d’Alfarey et Pauline avaient mis tous leurs amis en mouvement pour chercher et découvrir la trace des deux compagnons. La nuit de leur destinée ne se dissipait point. « Ils ne sont pas parmi les prisonniers ; on ne les a pas trouvés parmi les morts, » telle était l’invariable réponse que recevaient leurs impuissantes démarches. Mme  d’Alfarey accusait Pauline, et Pauline se désespérait.

La vie s’écoulait pour elle cependant, vie longue, aiguë, pleine de terreur et de soubresauts. Elle ne quittait plus sa maison, persuadée que George allait y apparaître tout à coup. À chaque bruit, elle tressaillait. — C’est lui, disait-elle avec un battement de cœur. — Ce n’était pas lui. Elle s’agitait dans son appartement, touchant à