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bataille, il se penchait sur son cheval en levant le bras pour frapper ; cependant il sentait très distinctement qu’il était couché dans une hutte de bohémiens où s’agitaient Mezaamet et la vieille. À travers cette espèce de somnambulisme qui l’endormait tout en le tenant éveillé, il voyait Mezaamet aller et venir, silencieusement et comme dominée par une réflexion profonde. Elle laissait librement couler ses larmes qu’elle essuyait brusquement du revers de sa main ; puis il la vit nouer ses cheveux sous son mouchoir jaune, attacher autour de ses reins une large ceinture qui retenait sa robe, et s’approcher de la vieille, qui coupait des lanières de cuir à l’aide d’un long couteau pointu. Un dialogue rapide s’établit entre elles. Ladislas l’entendait.

— Eh ! la mère, disait Mezaamet, prête-moi ton couteau.

— Pourquoi faire ?

— Pour aller couper du bois.

— Il y a du bois ici, tu n’en as pas besoin ; tu as envie de faire un mauvais coup.

— Non, la mère ; prête-moi ton couteau, je te le rapporterai tout de suite.

— Non ! tu ne l’auras pas ; je m’en sers ; la selle de l’âne est cassée, il faut que je taille des courroies pour la raccommoder.

Mezaamet suppliait, la vieille était inflexible. Tout à coup Mezaamet s’approcha d’elle, et d’un mouvement rapide, au risque de se blesser les doigts, elle enleva le couteau, le passa dans sa ceinture, et ne fit qu’un bond hors de la hutte. La vieille se leva en poussant des cris, et courut après elle. Quelques instans après, elle revenait jurant, maugréant, tremblant de colère, mais sans avoir reconquis le couteau que Mezaamet avait emporté. Le silence se fit, interrompu seulement par quelques imprécations de la vieille ; les images devinrent de plus en plus confuses dans l’esprit de Ladislas, et il s’endormit.

Quand il se réveilla, la nuit durait toujours ; la lampe grésillante n’était pas éteinte ; la vieille, ramassée sur elle-même, dormait dans un coin, semblable à un tas de chiffons. Ladislas s’assit sur son lit, plein des pensées terribles qui le remuaient ; tous les événemens de cette sinistre journée revinrent à sa mémoire, il sentit s’ébranler la foi profonde qui jusqu’alors l’avait soutenu dans les luttes de sa vie ; il se rappelait George, il se rappelait Pauline, et son cœur s’abîmait dans une désespérance sans fond.

Il prit les lettres qu’il avait trouvées sur George, et reconnaissant celle qu’il lui avait remise la veille, celle qui lui avait causé un si grand trouble, il l’ouvrit et la lut à l’obscure lumière que projetait la lampe. Dès qu’il l’eut parcourue, il laissa échapper un cri de dé-