Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coup d’œil reconnu le danger. Ils se préparaient gravement à mourir. Du milieu de leurs rangs s’élevèrent quelques voix mâles qui entonnèrent lentement la vieille chanson nationale :

« Souvenons-nous, souvenons-nous des aïeux ! ô Magyars, braves et superbes quand vous quittiez la terre des Scythes, ô nobles patriarches d’autrefois, vous ne pensiez pas avoir des fils esclaves ! souvenons-nous ! »

Les officiers consultés secouaient la tête et, se sentant perdus, répétaient le dicton populaire en Hongrie : « Il n’y a plus de justice sur terre, le roi Mathias est mort ! »

— Mais qu’avez-vous donc ? s’écria Ladislas en se tournant vers George, qui était d’une pâleur livide.

— J’ai froid au cœur, répondit-il.

— Froid au cœur ! reprit Ladislas avec violence ; ce n’est pas le moment, nous allons culbuter ces souquenilles blanches en criant : Vive la patrie !

— Et nous serons écrasés avant de les atteindre, répliqua George ; croyez-moi, ne tentez pas l’impossible, nous ferions mieux de nous rendre et de déposer les armes.

— Nous rendre pour être pendus ! Vous perdez la tête, George ; il vaut mieux mourir le sabre en main que la corde au cou. Allons, mon enfant, j’en ai vu bien d’autres, et cet hiver nous causerons de tout ceci au coin du feu.

George ne répondit pas, il laissa retomber son front ; puis, baisant avec rage le bracelet d’or qui sonnait à son poignet, il leva les yeux et le bras vers l’ouest, dans la direction idéale de ce Paris où vivait tout ce qu’il aimait, et d’une voix qui eût arraché des larmes à ceux qui l’eussent entendue, il s’écria : — Pauline !

Derrière, on apercevait les lanciers qui arrivaient ; devant, les Autrichiens continuaient à marcher.

— Ventre à terre ! pas de quartier ! s’écria Ladislas ; en avant ! et vive la Hongrie !

— Vive la Hongrie ! répondirent les cavaliers, qui partirent au galop, tête basse et le sabre au poing.

Hs étaient arrivés à cent pas environ des fantassins quand une décharge les atteignit ; Ladislas entendit des cris éclater parmi ses hommes, et à travers ces cris il y en eut un à la fois strident et étranglé qui lui retourna le cœur. On continua. Tout à coup, frappé d’une balle au poitrail, le cheval de Ladislas s’abattit. Ladislas essaya en vain de se relever ; ses cavaliers passèrent par-dessus lui, et derrière eux venait tout le régiment des lanciers autrichiens. Il se pelotonna, il entendit les escadrons passer au-dessus de sa tête avec un bruit de tonnerre ; la queue des chevaux le frappait au visage, leurs