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se rendit chez elle et n’en sortit qu’à quatre heures du matin. C’était en hiver, par une nuit brumeuse. Ladislas revint chez lui, entra dans le grand salon, où ses amis dormaient, deci, delà, sur des matelas placés au hasard, et se jetant, épuisé de fatigue, dans un fauteuil, il dit à son domestique de le laisser dormir une heure seulement. Quand, à cinq heures, on réveilla les conjurés, ils virent Ladislas plongé dans un de ces sommeils vainqueurs de tout qui dénotent une lassitude profonde, et ils dirent au domestique, comme lui-même me l’a depuis raconté : « Laisse dormir le comte ; le rendez-vous général est à neuf heures ; selle-lui sa jument anglaise, réveille-le à sept heures, dis-lui que nous l’attendons ; avec un temps de galop, il nous rejoindra. » Puis ils sautèrent en selle et partirent après s’être donné le baiser de paix de ceux qui vont à la mort. Lorsqu’à sept heures Ladislas fut réveillé, il entra dans une colère violente, maltraita son domestique, et partit comme un fou pour rejoindre ses compagnons. Il galopait à perdre haleine sur la route humide. Il avait déjà fait plusieurs lieues et approchait de l’endroit fixé pour le rendez-vous, lorsqu’à travers le brouillard il aperçut des hommes qui de loin, sur le chemin, regardaient de son côté. Il s’avança, c’étaient des paysans réunis près d’une ferme. Ils se jetèrent résolument à la tête de son cheval, et malgré ses efforts, ses injures et ses coups, ils parvinrent à l’arrêter. « Ne craignez rien, lui disaient-ils ; nous vous connaissons, vous êtes le comte Palki : nous sommes des vôtres ; mais avant d’aller plus loin, venez voir vos amis, ils sont ici tous ; après, vous continuerez votre route, si vous voulez. » Ladislas les suivit ; on le conduisit dans un verger : aux branches des arbres il vit ses huit compagnons pendus, morts. Le secret du complot avait été livré ; une escouade était venue attendre les conjurés sur la route, les avait saisis, exécutés, et s’en était retournée, satisfaite de ses œuvres, sans se douter que le principal coupable n’était point parmi les victimes. Les paysans cachèrent Ladislas ; le soir, il rentra dans la ville, il se rendit chez la princesse K… qui l’attendait si peu qu’il put se convaincre qu’elle le trompait. De nouveau, Ladislas se sauva, se cachant le jour dans les métairies isolées, marchant la nuit, échappant à mille pièges tendus le long de sa route, et ainsi, poursuivi, souffrant de la faim et du froid, portant dans l’âme une double blessure de conspirateur trahi et d’amant trompé, il arriva dans la ville de ***, où nous résidions. Là, il était libre et en sûreté. Son aventure avait fait grand bruit ; il devint le lion du moment, comme disent les Anglais. M. de Chavry le rencontra, se lia avec lui et me l’amena. Ladislas m’a aimée, cela est vrai, et il me l’a dit ; mais je n’ai agréé de ses soins que ce que j’en devais accepter. Je sais que beaucoup de femmes m’ont envié