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sillonné par l’âge, l’autre frais, rose, tout brillant de vie et de santé ; entre eux, il découvrit, malgré une si grande dissemblance, des rapports réguliers dans les lignes principales. Le vieil arbre et la jeune pousse étaient bien de la même essence ; une larme mouilla les yeux de ce père qui se reconnaissait enfin, et, pressant George contre sa poitrine, il l’embrassa avec une tendresse émue, en disant tout bas : — mon enfant !

De ce jour, M. d’Alfarey devint, en réalité, le guide unique de son fils, et pour ainsi dire son camarade. Il le menait promener, jouait avec lui, lui apprenait à lire, lui expliquait la signification des choses, et semblait vouloir, à force de soins, de patience, de maternité, jeter dans cette jeune tête toutes les fermetés qui raidissaient son âme. Souvent même le soir, lorsque l’enfant, couché par une servante, demandait sa mère, et qu’on lui répondait qu’elle était à l’Opéra, ou au bal, ou dans son salon, qu’elle ne pouvait quitter, M. d’Alfarey apparaissait, s’asseyait près du petit lit, et prenant une des mains de son fils dans les siennes, il lui contait de belles histoires toutes pleines de fées resplendissantes, dont les merveilleuses aventures le berçaient doucement jusqu’à ce qu’il fût emporté par le sommeil.

Le temps marchait ; chaque année, le vieillard se courbait un peu plus vers la terre, et l’enfant se dressait dans la vie, fort, déjà sérieux, écoutant avec une sorte de recueillement attendri les phrases qui, des lèvres paternelles, tombaient nettes, concises et formulées comme des sentences. L’union entre ces deux êtres était profonde. George n’eut point de précepteur et ne fut point emprisonné dans un collège ; son père sut se multiplier pour suffire à tout, et nul autre que lui ne s’occupa de l’éducation de son fils. Mme d’Alfarey s’accommodait fort de ce genre d’existence ; son fils la débarrassait de son mari, son mari la débarrassait de son fils, et quoiqu’elle ne fût point mauvaise mère, elle trouvait dans cet arrangement une latitude plus grande pour les galanteries qui l’occupaient. George l’aimait cependant ; mais l’affection qu’il lui portait ne se pouvait comparer à celle qu’il ressentait pour son père. Une circonstance toute fortuite devait affaiblir encore cette affection et lui imposer une contrainte qui refroidit singulièrement les rapports entre le fils et la mère.

Un soir que George avait été conduit au bal, il s’était réfugié dans un salon isolé pendant que son père jouait au whist dans une chambre voisine, et que sa mère valsait malgré les trente-sept ans qui avaient alourdi sa beauté sans trop la détruire. Il était assis dans un coin, sur un canapé, et devant lui trois ou quatre jeunes gens qui ne le connaissaient pas, placés près d’une table à jeu abandonnée, maniaient machinalement les cartes et les fiches tout en cau-