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comte et une dotation assez importante fussent venus solliciter son absolu dévouement, il avait su, chose rare à cette époque de servilité folle, conserver une certaine indépendance d’opinions sous ce gouvernement qui remplaça les libertés du pays par cette gloire despotique dont la fin s’écrivit si tristement dans les traités de 1815. La restauration rejeta violemment M. d’Alfarey dans la vie privée, où le repos qu’il avait espéré lui devint un insupportable ennui ; seul et sans famille, il voulut s’en créer une. Malgré les bons conseils de sa raison et de son expérience, il épousa une jeune fille de vingt ans qui avait quelque beauté, peu de fortune et un vif désir de s’entendre appeler madame la comtesse. La réaction était ardente en ce temps-là contre les idées libérales et impériales, qu’un compromis insensé avait confondues dans la même espérance, et M. d’Alfarey sentit, à l’accueil personnel qu’on lui fit lorsqu’il présenta sa femme dans le monde, que l’heure n’était point encore venue de sortir de sa retraite ; il s’enferma donc de nouveau, laissant à la jeune mariée une liberté dont elle usa parfois jusqu’à l’indiscrétion. Mme d’Alfarey sortait souvent seule le soir, et lorsqu’elle restait chez elle, un cercle de jeunes gens et de femmes à la mode s’empressait dans son salon. Elle avait bien quelques favoris parmi ceux qui l’entouraient, mais son vieux mari semblait ne rien remarquer ; il accueillait tout le monde avec la même politesse froide, où un observateur sagace aurait sans doute découvert une imperceptible nuance de résignation. Il parlait peu, n’écoutait guère les frivolités qui se débitaient devant lui, et ne se mêlait que très rarement à la conversation générale. Toutes les fois qu’on avait essayé de le faire causer sur les événemens extraordinaires auxquels il avait été mêlé, il était resté muet, repoussant les questions par un mot poli, mais n’y répondant pas. On riait bien un peu de lui, on plaignait volontiers Mme d’Alfarey d’être mariée à ce vieux jacobin, ainsi qu’on le nommait ; mais chacun lui témoignait en face un respect profond, qui n’était pas exempt d’une certaine crainte.

Il était marié depuis plusieurs années déjà, et tout espoir de paternité l’avait abandonné, lorsque sa femme mit au monde un enfant qui fut George. Cette naissance parut ne faire aucune impression sur M. d’Alfarey ; il n’avait pour le pauvre petit être vagissant aucune de ces chatteries qui sont la joie des cœurs paternels, et lorsqu’il parlait de George à sa mère, il lui disait invariablement : Votre fils. Cela dura longtemps ainsi. Un jour que le vieillard paraissait plus sombre encore que d’habitude, il prit George, qui avait alors près de trois ans, dans ses bras ; il le tint debout devant une glace et le regarda longuement avec une attention dont le bambin se lassait. Il sembla comparer trait à trait ces deux visages, l’un fatigué, jauni,