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Quelle pitié que tous ces manèges, et comme tout cela ressemble peu à la vérité, à la conviction sincère d’un artiste fort qui cherche honorablement sa voie ! Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, n’ont pas fait tant de bruit, ils n’ont point inventé des systèmes fallacieux, ni fatigué le public de leur autobiographie ; ils ont créé tout simplement des chefs-d’œuvre en laissant au temps à faire le reste. Qui donc a plus souffert que Mozart luttant toute sa vie contre la misère et enseveli à trente-six ans dans la fosse commune ? A-t-il jamais existé un plus grand musicien que Sébastien Bach, une tête plus carrée, un génie plus audacieux et plus absolu, qui a écrit pour lui tout seul des monceaux d’œuvres colossales qui devançaient l’avenir, et qu’il se contentait de fourrer dans un coffre d’où on les a tirées cent ans après sa mort ? Peut-on citer en musique un poète plus sublime que Beethoven, un oseur plus intrépide, une imagination plus riche, éprise d’un idéal plus grandiose, un contempteur plus dédaigneux de l’opinion vulgaire, enfin une organisation plus puissante et plus douloureusement frappée ? Eh bien ! ces hommes diversement admirables ont été simples comme des enfans, ils ont souffert sans rien dire, ils ont créé des mondes nouveaux dans l’art sans programme et sans système. « Je persiste à dire, écrit Horace Walpole à Mme du Deffand, que le mauvais goût qui précède le bon goût est préférable à celui qui lui succède. » C’est un signe indélébile de toute décadence que de demander à un art ce qu’il ne peut pas donner naturellement, et de détruire les limites qui séparent les différens genres sous prétexte de les agrandir.

Avant de terminer ce long discours sur la musique de l’avenir, je ne puis éviter de faire un rapprochement qui m’est indiqué par la nature du sujet et par le caractère constant de ma critique depuis que j’ai l’honneur d’écrire dans ce recueil : je veux parler des nombreux points de contact qui existent entre M. Richard Wagner et M. Berlioz. M. Wagner a porté sur M. Berlioz un jugement plus sévère encore que celui que nous avons émis sur le symphoniste français. Dans une lettre qui est devenue publique, M. Wagner dit : « L’inspiration de M. Berlioz n’est qu’une espèce de vertige, un effort constamment infructueux. » Il ajoute : « Il est certain que l’inspiration de M. Berlioz a sa source dans les dernières esquisses du génie de Beethoven[1]. » M. Berlioz, de son côté, a toujours répudié toute solidarité avec les doctrines de M. Wagner, dont il vient de juger l’œuvre, à la façon des Orientaux, par un apologue d’une cruelle malice[2]. Au fond cependant, M. Wagner et M. Berlioz sont de la même famille : ce sont deux frères ennemis, deux enfans terribles de la vieillesse de Beethoven, qui serait bien étonné s’il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa dernière

  1. Voyez les Fliegende Blaetter für Musik d’un Wohlbekannte, c’est-à-dire de M. Laube, page 102.
  2. Voyez le Journal des Débats du 9 février.