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Le public qui remplissait la salle du Théâtre-Italien aux trois concerts donnés par M. Wagner était fort curieux à voir et à entendre. Composé avec beaucoup de sollicitude et d’habileté, ce public était un mélange de deux tiers d’Allemands appartenant à toutes les classes de la société, et voués d’avance à l’admiration de l’œuvre du prétendu réformateur, et d’un tiers de Français fort désintéressés dans la question, et n’ayant d’autre parti-pris que celui de se laisser faire et d’obéir à l’émotion qu’ils éprouveraient. M. Wagner a été bruyamment acclamé, festoyé par ses compatriotes et ses partisans, qui s’étaient emparés de toutes les places importantes, et qui lançaient aux indifférens des regards provocateurs. Quant à la minorité pacifique, qui était accourue pour apprécier, en tout bien et tout honneur, un compositeur qui fait plus de bruit que de bonne besogne, son hésitation n’a pas été de longue durée : elle a bien vite compris qu’elle avait affaire à un homme de talent, mais aussi à un sophiste qui a plus d’ambition que d’idées, et qui se pose fastueusement en prophète de l’avenir, parce qu’il ne peut rien créer de raisonnable pour satisfaire ses contemporains. Ce jugement est celui des gens du monde, de la presque totalité des artistes et des écrivains, sauf un très petit nombre d’exceptions, dont il est inutile de peser la valeur. Je crois donc pouvoir affirmer que M. Wagner a été très bien apprécié à Paris, et qu’il a commis une bien grande imprudence en venant consulter l’opinion d’un pays qui croit peu aux miracles, et qui ne prend pas facilement d’habiles comédiens pour des grands hommes.

On s’étonne d’autant plus que M. Wagner soit venu consulter le goût d’une ville aussi frivole que Paris, que l’auteur du Tannhauser et du Lohengrin n’a pas craint d’exprimer toute la répulsion qu’il éprouve pour le génie peu mystique de la France[1] ; mais les Allemands ont beau faire et beau dire, ils ne peuvent se défendre contre l’ascendant de l’opinion de Paris en matière d’art et d’œuvres de l’esprit. Il y a longtemps qu’ils subissent cet ascendant de ce qu’ils appellent la Babylone moderne, et il est fort douteux qu’ils puissent jamais s’en dégager entièrement. M. Wagner a trop de sens pratique pour s’être fait une grande illusion sur les succès que lui ont obtenus en Allemagne le petit nombre de ses partisans. Il a compris que s’il pouvait frapper un grand coup à Paris et enlever, par une habile manœuvre, l’opinion de la presse, dont la conquête n’est pas aussi difficile que celle de la toison d’or, il devenait maître de la situation. Voilà l’explication des trois concerts donnés par M. Wagner avec la bruyante mise en scène qui les a accompagnés. Le portrait même de M. Wagner, drapé en héros de mélodrame, était tout prêt. À ces détails si bien ordonnés, on reconnaît la grande expérience de M. Liszt, qui, dans les temps héroïques de ses pérégrinations triomphales, faisait mouler sa main droite, et en distribuait le plâtre comme une relique à ses chères dévotes.

  1. Voyez, dans son Autobiographie, les pages 176 et 177.