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en successions régulières, il se dégage à la sommité de ces accords une ligne mélodique plus ou moins accusée, comme une lumière électrique se dégage de l’action de la pile. L’harmonie, élément tout moderne de l’art musical, est le coloris de l’idée ; celle-ci est et ne peut être que la mélodie. Le verbiage des rhéteurs et des sophistes ne détruira pas la nature des choses.

Quelle que soit votre pensée, la profondeur de votre génie, la vaste conception que vous vouliez manifester, vous ne pouvez arriver à mon âme, l’émouvoir, la pénétrer du souffle de vos inspirations, qu’en passant par les sens, qui sont les premiers juges de l’art. Vous avez beau inventer de folles théories et dédaigner tout ce qui n’est pas à la hauteur de vos aberrations prétendues spiritualistes : l’homme ne perçoit la vérité que par les sens, qui sont les portes par où l’on pénètre dans son for intérieur, et les sens n’admettent facilement la vérité que lorsqu’elle est revêtue de beauté et d’une forme qui les flatte. Je sais que c’est là une vieille doctrine païenne qui fait sourire nos modernes réformateurs, qui prétendent ne s’adresser qu’à l’esprit ; mais cette doctrine, aussi vieille que l’homme, subsistera autant que lui. Il nous a paru nécessaire de réveiller ces lieux-communs avant d’examiner les différens morceaux que M. Wagner a fait entendre aux trois concerts qu’il a donnés au Théâtre-Italien.

Le programme, divisé en deux parties, se composait d’abord d’une ouverture du Vaisseau-fantôme, opéra de M. Wagner qui n’a pas eu en Allemagne tout le succès qu’en espérait l’auteur. « L’ouverture du Vaisseau-fantôme, dit le texte d’un livret qu’on vendait dans la salle, est le développement d’une légende connue, de la lutte acharnée d’un hardi capitaine hollandais contre la destinée qui le condamne à errer toujours sur les mers. C’est un vaisseau maudit battu par l’orage qui éclate, c’est une étoile qui luit et qui flamboie au loin… C’est l’aspect de la terre où le pauvre voyageur trouve un refuge auprès d’un cœur de femme… » On voit que de choses le poète et le musicien réunis dans la personne de M. Wagner ont voulu exprimer dans l’ouverture du Vaisseau-fantôme, qui est un amas de sons, d’accords dissonans et de sonorités étranges, où il est impossible à l’oreille de se reconnaître, de saisir un plan, un dessein quelconque, qui porte à l’esprit l’idée du compositeur. C’est littéralement le chaos peignant le chaos, d’où il ne surgit que quelques bouffées d’accords exhalés par les trompettes, dont l’auteur fait grand abus dans toutes ses compositions. Voilà où conduisent en musique le symbolisme et les prétentions d’une fausse profondeur qui veut refuser aux sens la part de jouissance qui leur revient dans les manifestations de l’art. Après l’ouverture du Vaisseau-fantôme, d’une interminable longueur, et qui a été appréciée ce qu’elle vaut par le vrai public, on a exécuté la marche avec chœurs de l’opéra du Tannhauser, qui passe pour être le chef-d’œuvre de M. Wagner. « Les trompettes annoncent l’arrivée des premiers invités à la porte de la Wartbourg, dit le livret ; ils viennent assister au grand tournoi de chanteurs auquel le landgrave les convie. » La marche