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ni Boileau, ni Corneille, ni Racine, ni Pascal, qui ont créé la langue française, c’est le génie de la nation à travers douze siècles d’histoire. Dante n’a pas tiré la langue italienne du néant, comme on le dit quelquefois par excès d’admiration, mais il lui a imprimé le cachet de son âme et l’a élevée à la hauteur de son intelligence. Est-ce que Michel-Ange a inventé tout seul la sculpture et la statuaire ? Est-ce que Raphaël n’a pas épuré de son crayon divin de vieux types hiératiques transmis par la tradition de l’école byzantine ? La symphonie, ce vaste et beau poème de la musique instrumentale, est sorti de la sonate, dont les différentes parties sont devenues les divisions des symphonies d’Haydn, qui, le premier, a donné à cette forme déjà existante une beauté régulière. Mozart ne change presque rien à l’économie intérieure de la symphonie d’Haydn, mais il y verse les trésors de son âme aimante, les pleurs et les sourires enchanteurs de son mélodieux génie. Beethoven élargit toutes les parties du poème symphonique, il en multiplie les épisodes et les remplit d’un souffle nouveau et grandiose qui parfois dépasse la mesure. Les mêmes remarques sont applicables à l’opéra, qui, de Monteverde à Gluck, de Gluck à Mozart et de Mozart à Rossini, se transforme sans cesse sur un fond persistant, qui est l’œuvre du temps et de l’esprit humain. C’est ainsi que la variété des génies se concilie avec la permanence d’un fonds commun d’idées, et que la liberté de l’inspiration individuelle s’adapte à un ordre nécessaire sans lequel l’art n’existerait pas.

« La fin de l’art, a dit excellemment M. Cousin dans son livre Du Vrai, du Beau et du Bien, est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique. » Mozart, dont le goût suprême était digne de son génie, a exprimé la même pensée de la manière suivante : « La musique doit toujours être de la musique, même dans les situations dramatiques les plus horribles[1]. » C’est là une vérité profonde reconnue par les maîtres de tous les temps et de tous les pays. La musique est, avec la sculpture, celui de tous les arts peut-être où la beauté de la forme est le plus nécessaire à l’intelligence de la beauté morale. Composée de trois élémens, de mélodie, de rhythme et d’harmonie, la musique ne peut se passer d’élégance et de beauté pour produire ses effets les plus puissans. La mélodie, traversée par le rhythme qui lui donne un caractère, est l’élément primordial et essentiel sans lequel la musique ne saurait exister. L’harmonie n’est que le complément de la mélodie, et la partie de l’art musical qui ne contient pas en elle-même sa propre solution. La musique a vécu des siècles sans harmonie, et il existe encore sur le globe des milliers d’hommes qui ne la connaissent pas ; l’harmonie ne peut subsister un jour sans un dessin mélodique qui lui serve de support et qui en explique le sens. Aussitôt que l’harmonie se formule

  1. « Die Musik, auch in der schauderfollsten Lage, Musik bleiben soll. » Vie de Mozart, par Otto Jahn, t. III, p. 114. Le quatrième volume de cet ouvrage intéressant vient de paraître.