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fini… Pardonne-moi le chagrin que je te fais. Et vous, père Aubin, vous, la grand’mère, qui savez donner de bons conseils, consolez-la, car elle a de la peine, je le sais bien !…

Françoise éclatait en sanglots, et les grands parens versaient des larmes. — N’y a-t-il pas là un romarin bénit que j’ai rapporté le jour des Rameaux ?… Donnez-le-moi avec le crucifix de bois noir…

Le curé lui mit entre les mains le crucifix et le rameau. Charlot Gambille posa sur sa poitrine l’image du Sauveur et la petite branche déjà desséchée. Ses yeux se fermèrent ; il ouvrit la bouche pour parler encore, mais aucune parole n’en sortit.

— Voici le médecin, cria du dehors le bossu Jagut, et j’entends des pas de soldats du côté du petit chemin.

Le médecin s’arrêta devant le corps du réfractaire, en disant : — Il est trop tard !…

Quand les soldats se présentèrent à la porte, on pria l’officier d’avancer. Celui-ci secoua la tête. — Ce n’est pas à moi de fouiller les maisons, répondit-il à demi-voix. Allez, sergent.

Le sous-officier entra. À la vue de cette scène de désolation, il porta la main à son shako. — J’avais ordre de faire ici des recherches, parce qu’on dit que vous donnez quelquefois asile à un jeune soldat insoumis qu’on a surnommé le Grand-Noir !… Mais je vois que la mort est chez vous ; je me retire…

— Approchez, monsieur le sergent, dit le curé ; regardez celui que vous cherchez, le Grand-Noir, Charlot Gambille… C’est lui qui vient d’expirer là, sous vos yeux.

— Pauvre garçon ! répondit le sergent ; un bel homme, ma foi, et qui aurait fait un fameux grenadier !

Tout retomba dans un profond silence à la ferme de La Tremblaye ; seulement on entendit au dehors le pas régulier des soldats qui s’éloignaient, et au dedans les sanglots du journalier Gambille, pleurant son plus jeune fils. Assis à l’écart, le tisserand Jagut songeait qu’il aurait peut-être été entraîné à faire comme Charlot, si la nature ne lui eût refusé la taille réglementaire. Le fermier Jacques Aubin, qui avait envoyé ses garçons se coucher, passa la nuit auprès du pauvre père. Françoise et sa grand’mère priaient dans la pièce voisine, celle-ci avec la calme ferveur d’une personne âgée qui a vu plusieurs fois la mort entrer sous son toit, celle-là avec l’amère et poignante douleur d’un cœur brisé qui a perdu toute espérance de bonheur.


THEODORE PAVIE.