Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de métier, que leur labeur quotidien appelle hors du village. De cette façon, le soleil n’était pas encore levé, que la nouvelle avait fait le tour de la commune. On l’apprit à La Tremblaye par le tailleur, qui venait faire des carmagnoles pour les petits gars. Le père Gambille, des Brandes, inquiet de ce que lui avait raconté son voisin, le tisserand bossu, et tout chagrin de n’avoir point reçu les adieux de son fils, vint s’asseoir au foyer de Jacques Aubin. Françoise, pâle et souffrante, écoutait en silence ce que son père et le journalier disaient à voix basse, tandis que ses deux plus jeunes frères s’amusaient à faire courir le geai sur la table, et le taquinaient en lui tirant la queue. Il y a des momens tristes dans la vie, où la gaieté, abandonnant ceux qui ont l’âge de réfléchir, se réfugie au cœur des petits enfans, comme dans son dernier asile. Vainement Françoise essaya de se débarrasser d’eux en disant à plusieurs reprises : Allez donc plus loin faire votre bruit ! vous me cassez la tête ! — Pour les éloigner, il fallut qu’elle leur mît à la main une tartine de pain beurré, et les deux enfans s’en allèrent manger dehors en faisant ricocher des pierres d’ardoise sur l’eau bourbeuse de la mare.

Cependant le soleil se levait à travers la brume, dépouillé de ses rayons et presque aussi blanc que la lune. Les perdrix s’appelaient en courant sur les guérets, la pie sautillait à travers les prés, cherchant des larves cachées sous l’herbe mouillée ; on entendait le sifflement des grives, arrachant les derniers fruits suspendus aux plus hautes branches des aliziers. L’heure où l’oiseau va cueillir la pâture que Dieu lui ménage est aussi celle où l’homme des champs va demander à la terre cette nourriture qu’il n’obtiendra qu’à la sueur de son front. Peu à peu, au versant des coteaux, apparurent dans le vaste horizon des charrues traçant des sillons réguliers, et par le chemin creux retentit le fouet bruyant du meunier à veste grise, guidant vers le moulin ses mules au pas lent et tranquille. Le père Gambille dut aller reprendre sa pelle et sa pioche, songeant avec tristesse à son fils entraîné dans les hasards d’une vie d’aventures et de périls.

Celui-ci venait de passer, au fond d’un bois, une nuit d’insomnie et d’inquiétudes. Le tintement de la cloche, apporté par une légère brise, le fit tressaillir. Il se leva brusquement et courut dans une direction opposée pour ne plus entendre le glas funèbre. Il souffrait de sa blessure ; il avait faim ; le froid de la nuit l’avait engourdi. Grâce à la connaissance qu’il possédait des sentiers et des chemins de traverse, il se dirigea vers la métairie la plus voisine. Il s’en approcha en marchant sur la pointe du pied pour ne pas réveiller les chiens qui d’ordinaire sommeillent au matin, blottis sous les paillers. Les paysans mangeaient à la lueur du foyer ; ils donnèrent