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bonne humeur, se mit à gravir lestement le chemin creux qui conduisait à La Tremblaye.

— Jagut, n’aie pas peur, dit alors Charlot, je fais feu… Ah ! Ils croient qu’il n’y a pas de chouans par ici !

Le coup partit, et la balle, après avoir ricoché sur un caillou, alla frapper le bras gauche du clairon, qui soutenait avec la paume de la main la crosse de sa carabine suspendue en sautoir. Il y eut un moment de surprise parmi le détachement ; chaque soldat saisit son arme et regarda le sergent, qui venait de répondre au coup de fusil par un juron énergique. — Je le vois, s’écria tout à coup le clairon, ah ! le brigand ! il court comme un lièvre, mais nous verrons qui de lui ou de moi a les meilleures jambes.

— Il y en a peut-être d’autres, dit le sergent.

— Tant pis, répliqua le soldat ; il m’a piqué au bras, le gredin, et je veux lui rendre la monnaie de sa pièce. Prenez mon clairon, sergent…

— Pas de cela, reprit le sergent ; n’allons pas nous débander ; nous pourrions tomber dans une embuscade. Reste auprès de moi et arrête le sang qui coule de ton bras…

— Tiens, dit le clairon avec un sourire d’indifférence, il paraît que je suis blessé pour tout de bon… Bah ! il n’y a pas de quoi m’envoyer à l’ambulance.

Le jeune soldat mit son bras en écharpe, et le détachement, après avoir marché jusque sur la hauteur, fit halte sous un chêne qui marquait l’entrée du chemin. De ce plateau élevé, les soldats embrassaient un assez vaste horizon de collines boisées ; à travers les rameaux dépouillés brillaient, sous les rayons d’un soleil d’hiver, les toits des métairies couvertes en ardoises. Quelques clochers pointus se dressaient du fond des vallées, et sur les coteaux lointains s’arrondissait le dôme des futaies marquant le voisinage des châteaux dont les habitans avaient presque tous abandonné le pays pour échapper aux ennuis des visites domiciliaires. Un silence profond régnait dans ce vaste paysage, dont le coup de feu tiré par Charlot Gambille avait un instant troublé les échos, et pourtant, sous cette sombre ramée, chouans et soldats se cherchaient l’arme au poing pour s’attaquer et se surprendre ; mais, tandis que ceux-ci marchaient au hasard, sans connaître les chemins et trahis par les couleurs tranchées de leurs uniformes, ceux-là, au fait de tous les sentiers, protégés par les haies qu’ils suivaient à petits pas, pouvaient se dérober à la vue de leurs adversaires. Ainsi la guerre civile couvait sous l’abri de ces campagnes solitaires, si paisibles en apparence ; effrayé, mais silencieux et calme, le cultivateur ensemençait ses guérets, les bœufs placides ruminaient dans les prairies, et les brebis tondaient la tige des genêts sous la garde des chiens.