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raison, et à opposer une défiance systématique aux affirmations qu’aucune expérience ne justifie ; mais Kant n’exclut pas de la raison ce que la raison est obligée de penser. Pourvu qu’elle n’y croie pas absolument, il ne lui défend pas de s’y soumettre, et va même jusqu’à vouloir que le but pratique de certaines croyances leur serve de titre suffisant, quoiqu’il les accuse de contradictions et interdise à la raison de s’y fier. Ces principes reconnus nécessaires par Kant, ces connaissances expérimentales et celles que la raison y ajoute et qu’il veut bien trouver justifiées par les besoins de la conscience morale, Reid ne se déclare pas plus habile que lui à les établir comme des vérités absolues ; il reconnaît avec un sentiment modeste ce que Kant proclame avec un sentiment un peu contraire, qu’il ne saurait dire pourquoi la raison y devrait adhérer ; mais elle y adhère, et avec une certaine bonhomie, il fait comme elle, et s’inquiète peu de ne pouvoir réfuter le scepticisme, puisque le scepticisme ne persuade personne. Il n’y a pas, comme on le voit, d’opposition radicale entre les deux doctrines, et Hamilton a pu les concilier sans associer le pour et le contre, sans résoudre, à l’exemple des hégéliens, la contradiction dans l’identité. Qu’il en soit résulté la preuve que Reid ou plutôt sa doctrine n’était pas aussi exempte d’un certain levain de scepticisme qu’il le pensait, comme celle de Kant n’est pas tout à fait aussi négative qu’on a bien voulu le dire, c’est ce que nous ne contesterons pas, et nous ne défendrons pas non plus sir W. Hamilton d’avoir fait au doute, à la mise en suspicion de la raison par elle-même, une part assez grande pour que la solidité de quelques-unes de ses conclusions en puisse être ébranlée. Il s’est même moins préoccupé que ne l’aurait dû un esprit de la force du sien de la difficulté qu’il y aurait à concilier certaines réserves qu’il a faites touchant la validité absolue de nos connaissances avec la foi systématique qu’il ajoute au témoignage de nos facultés, et il y a dans sa doctrine un point faible, qu’il est singulier qu’il n’ait pas vu. S’il l’a vu et qu’il ne l’ait pas fortifié, il est sceptique, je veux dire qu’il a laissé une porte ouverte au scepticisme ; mais une porte mal gardée, un côté faible, ne décide pas toujours du sort d’une place forte, et s’il n’y a pas de places imprenables, il y en a qui n’ont jamais été prises. Peut-être en est-il de même de l’esprit humain. Il ne peut guère se soustraire à cette objection, qui pourrait familièrement se rédiger ainsi : « Mais après tout il n’est jamais sûr que vous ne puissiez vous tromper ! » Non, mais il ne se trompe pas toujours ; il est capable de certitude, et il est fait pour la vérité.


CHARLES DE REMUSAT.