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prenons que la douleur et le sacrifice comportent une généreuse satisfaction, qui elle-même est une récompense. C’est un enseignement que le Christ a consacré par son exemple ; mais déjà l’antiquité grecque l’avait connu, lorsqu’elle nous montrait Prométhée expiant avec une constance invincible son bienfait dans un douloureux supplice. Le poète d’Auguste le proclamait encore quand il célébrait l’homme juste et persévérant, inébranlable et sans crainte sous les ruines mêmes du monde. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est ce que nous ne pourrions exactement dire ; mais nous sommes certains qu’il y a un idéal du bien et du juste qui a ses reflets dans notre cœur, et vers lequel il faut tendre, phare lumineux qui éclaire des rivages lointains, que nous ne connaissons pas, mais où nous trouverons un port. Ces nobles aspirations, ce sentiment d’un autre avenir, cette conviction que l’homme est supérieur à notre terre, ce sont les bénéfices de notre éducation.

Tout cela manque au bouddhisme, et c’est la cause de son infériorité. En condamnant cette vie sans enseigner à l’homme l’amour désintéressé du bien, sans lui montrer dans l’accomplissement des devoirs pénibles, dans les luttes et dans les persécutions même, une pure récompense, en le traînant hors des voies de l’activité pour l’assoupir dans les ivresses énervantes de l’extase, quelles que fussent la charité de son cœur et la noblesse de son esprit, Siddhârtha s’est trompé. Il jetait les hommes dans une impasse infranchissable. Aux vertueux et aux sages il imposait le renoncement, le sacrifice, sans leur en montrer la grandeur, et leur proposait une inacceptable récompense. Avec les autres, sa loi ne pouvait manquer de dégénérer en pratiques vaines et grossières. Le disciple du Bouddha, sans appui divin et dépourvu d’un idéal vers lequel son âme pût s’élever, devait fatalement retomber sur cette terre, et il fallait bien qu’il s’y rattachât, si triste qu’on la lui fît voir, puisqu’elle était son unique domaine. Il en est résulté que des hommes, par centaines de millions, dénués d’aspirations vraiment généreuses, détournés du culte de l’esprit et de l’âme, végètent dans des préoccupations exclusivement terrestres et matérielles. C’est pour cela que les doctrines du Bouddha font plus vivement sentir le prix de nos croyances spiritualistes, comme l’a fait remarquer M. Barthélémy Saint-Hilaire. C’est aussi pour ces mêmes raisons peut-être que, mis dans un contact journalier avec tant d’individus de nos sociétés trop oublieux des enseignemens que portent avec elles ces nobles croyances, le bouddhisme grossier, sans élévation et sans idéal, tel qu’il est aujourd’hui professé par trois cent millions d’hommes, peut apparaître comme une des menaces de l’avenir.

Alfred Jacobs.