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poches. Quand on lui demandait à quoi il s’occupait, il répondait : « Je venge papa ! » Et comme il n’inspirait nulle défiance, comme on avait oublié d’ailleurs la mort du vieux paysan, nul n’y prit garde. Cependant c’était un jour de grande fête ; les gens du roi buvaient à l’envi. Ils s’enivrèrent à la fin, et tombèrent jusqu’au dernier dans le sommeil de l’ivresse. Brjan se leva alors, et, à l’aide de ses chevilles, il attacha les uns aux autres par leurs vêtemens tous les assistans engourdis. Les meurtriers de son père s’y trouvaient, et le roi lui-même. Bientôt quelques-uns d’entre eux se réveillèrent à moitié, voulurent se dégager, s’irritèrent, tirèrent leurs épées pour se débarrasser de leurs voisins, réveillèrent par leurs cris et leurs malédictions tous les convives ; ils se prirent d’une querelle générale, et finalement se massacrèrent les uns les autres, le roi compris. Ainsi fut vengée la mort du pauvre paysan père de Brjan. — On sait que, dans le récit de Saxo Grammaticus, ce sont des chevilles de bois ainsi taillées pendant sa folie qu’Hamlet emploie pour ensevelir les convives et le roi meurtriers de son père sous les tapisseries du palais, auquel il met ensuite le feu ; dans Shakspeare se retrouve, admirablement traitée, cette même donnée d’une folie moitié involontaire et moitié feinte. M. Maurer remarque au reste que le nom de Brjan est irlandais, qu’il se retrouve aujourd’hui sur la carte géographique de l’Irlande, aux traditions de laquelle cette légende pourrait bien avoir été empruntée soit par les Islandais et les Danois, soit par les Anglais du XVIe siècle.

Invariablement ainsi l’étude des légendes et des traditions populaires conduit à la même conclusion : c’est que le fonds d’idées nécessaire pour défrayer l’imagination des peuples n’a pas été bien considérable ni bien fécond. Ce n’est pas cette production spontanée, mais paresseuse des plus humbles esprits qui enfante des pensées neuves et originales augmentant la richesse commune du genre humain ; cet honneur est réservé au génie et à la méditation. À la tradition populaire et à la légende le privilège, — c’est bien assez, — de refléter naïvement et sûrement, avec les principaux traits des sentimens et des passions de l’humanité, celles des idées particulières au nom desquelles chacune des grandes races est appelée à faire son chemin dans l’histoire. À ce titre, elles méritent les laborieuses enquêtes de l’érudit et l’examen du philosophe. À ce titre seul et par les lumières infaillibles qu’elles recèlent, soit sur la nature et les procédés de l’esprit humain, soit sur les aptitudes intellectuelles et morales de chacune des nationalités, elles offrent, en retour des recherches ardues, des lectures souvent pénibles qu’elles imposent, une ample et riche récompense.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.