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c’est le vrai moyen, la brigade de Barrackpoore, avant six mois toute l’armée du Bengale sera en insurrection. L’esprit de sédition court les bazars et les campemens militaires. En doutez-vous pour un instant? Aujourd’hui, sous prétexte de caste, les cipayes refusent la cartouche Enfield; demain ils auront découvert que le contact des officiers européens menace leur salut dans l’autre monde, et ils prieront très respectueusement le gouvernement de nous mettre à la porte pour nous remplacer par de huileux subadars. Des prophéties circulent, vous les avez eues entre les mains tout comme moi, qui annoncent que 1857, la centième année de la puissance anglaise dans l’Inde, en sera la dernière; mais qui songe à poursuivre les auteurs de ces pamphlets incendiaires, qui peuvent avoir une telle influence sur l’esprit superstitieux des natifs? Ce n’est ni vous, ni moi, ni le gouvernement, qui a bien autre chose à faire. Voilà pour les intrigues qui agitent les bas-fonds de la société indigène. Quant aux classes élevées, croyez-vous que les princes dépossédés, malgré les listes civiles extravagantes que nous leur payons, ne soufflent pas de tous leurs poumons pour attiser le feu de la révolte? L’esprit de sédition est partout, et nos moyens de répression, quels sont-ils? Nos troupes européennes, les seules sur lesquelles nous puissions compter, sont moins nombreuses aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été : les natifs ne le savent que trop, et c’est là le secret de leur audace. Pas un régiment européen sur tout le parcours du Great-Trunk-Road de Calcutta à Meerut! pas un soldat blanc pour garder l’immense arsenal de Delhi! L’imprévoyance anglaise n’atteint-elle pas ici les limites de la folie?... Pas de police militaire, pas plus au reste que de police civile, pour vous mettre sur la trace des complots qui se trament dans l’ombre! En voulez-vous une preuve? Voici ce qui a été dernièrement découvert à Barrackpoore, ainsi que me le mande Smith, l’aide-de-camp du brigadier : en 1826, un brahmine de haute caste, chef de la révolte du 47e régiment, fut pendu au bord du grand Tank. A la place où fut dressée la potence s’élève aujourd’hui un banian sacré, objet de la vénération des fidèles! Et ce n’est pas tout, les vases de cuivre du pendu, les petits instrumens de son métier, encensoirs et autres, étaient encore gardés religieusement, il n’y a pas plus de quinze jours, dans le corps de garde de Barrackpoore, et adorés, comme les reliques d’un saint, par nos loyaux cipayes !

— De la véracité de tout ce que vous venez de dire. Hall, je suis aussi pénétré que vous, reprit Hammerton d’un air pensif, plus pénétré même que vous, car en des jours de crise votre personne seule serait exposée, et moi je suis époux, je suis père... — Il poursuivit après une pause : — Et cependant je ne crois pas que ces misérables