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venu. M. Pistolet, le receveur des contributions de Mont, cœur chaud, petite cervelle qui n’a pas résisté victorieusement au vertige démocratique de 1848, trempe méthodiquement une sandwich dans une tasse de thé. Je feuillette sur la table ronde, en compagnie de l’abbé Ledoux, un album nouveau de Cham. Tu vois l’ordre de combat dans tous ses détails. Il est dix heures cinq; le chevalier de Lagazette, avec un accent digne de son collègue de Moncade, ouvre le feu par ces mots agressifs, lancés à l’adresse de M. Pistolet : — Eh bien! il paraît que nos amis les ennemis sont rudement menés là-bas?

M. Pistolet répondit à ces paroles, en homme peu curieux de commencer la lutte, qu’il ne savait pas que des nouvelles récentes fussent arrivées des Indes, et que sa feuille du moins n’en faisait pas mention.

Dès le début de cette conversation, l’abbé Ledoux avait dressé les oreilles comme le cheval de guerre aux fanfares de la trompette, et sans vouloir comprendre les dispositions pacifiques dont témoignait l’attitude de M. Pistolet, il compléta le mouvement d’attaque du chevalier par ces mots : — On a bien raison de dire qu’il n’y a pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre! Si vous voulez des nouvelles, il faut les chercher où on les trouve.

— Et où cela, je vous prie? demanda le receveur avec la douceur de l’agneau de la fable interpellé par messire loup.

— Dans les journaux sérieux, reprit impérativement l’abbé.

— Je puis vous assurer, mon cher monsieur Pistolet, dit le chevalier en coupant la parole à l’abbé sans beaucoup de cérémonie, que, quelque désastreuses que soient les nouvelles publiées, les nouvelles tenues secrètes par le gouvernement anglais avec cette perfidie qui le caractérise le sont bien plus encore! L’Inde entière se rallie comme un seul homme autour du drapeau de la légitimité. En un mot, la situation est telle que l’orgueilleuse Albion, courbant la tête, les mains jointes, demande au gouvernement français de lui prêter cent mille hommes! Sans ce secours, l’Inde est à jamais perdue pour nos voisins, car il n’y a pas cent soldats valides dans toute l’Angleterre! — Et le chevalier poursuivit avec une exaltation croissante : L’oriflamme planté sur la sainte mosquée de Dehli rallie sous ses plis vénérés les populations natives. Des sujets fidèles et idolâtres viennent par milliers jurer de mourir sous les yeux et pour la cause du légitime héritier des Tamerlans ! Runjet-Singh, à la tête de cent mille hommes de troupes régulières, marche au secours de son royal frère de Dehli...

— Mais Runjet-Singh est mort, tout aussi mort que Charlemagne ou Sixte-Quint, interrompit bruyamment M. Pistolet.

— Monsieur, vous n’êtes pas Français ! reprit le chevalier avec une grande sévérité.